![Comment Netflix rêve d'imposer son style dans le paysage des documentaires Comment Netflix rêve d'imposer son style dans le paysage des documentaires](/data/posts/2022/07/22/1658482632_Comment-Netflix-reve-d-imposer-son-style-dans-le-paysage-des-documentaires.jpg)
Après s’être imposé comme un acteur majeur de l’industrie audiovisuelle avec ses fictions, Netflix se fait désormais une place reconnue sur le marché du documentaire, un genre plus grand public qu’il n’y paraît.
Pérouse, ITALIE. – Au début du mois d’avril, la petite ville d’Ombrie accueillait la 11e édition du festival international de journalisme. Entre une conférence de deux reporters de Quartz sur le datajournalisme scientifique et un débat sur "Les populismes, du Brexit à Trump" entre des journalistes du New York Times, du Financial Times et des Échos, Netflix venait présenter son nouveau documentaire "Nobody Speak" sur l’affaire Hulk Hogan vs Gawker qui questionne la liberté de la presse.
Mais comment le géant du divertissement, avant tout connu pour ses séries "Orange Is the New Black" ou "House of Cards", est-il devenu un acteur du monde de l’information ?
Si certains abonnés ont peut-être découvert la section "Documentaires" de Netflix lorsque "Les Casques blancs" a gagné l’Oscar du meilleur court-métrage docu en janvier 2017, la non-fiction n’est pas une nouvelle lubie de la plateforme de Reed Hastings. À sa création en 1997, alors que Netflix n’était qu’un service de location de DVD, les documentaires avaient déjà leur place dans le catalogue de prêt. Mais en 2013, le coup d’accélérateur est mis lorsque Lisa Nishimura prend la tête de la programmation des documentaires originaux.
"Le marché des documentaires était très fragmenté", se souvient Lisa Nishimura, interviewée par Mashable FR à Pérouse. Entre l’obtention des financements, la recherche d’un producteur puis d’un distributeur, les réalisateurs de documentaires passaient souvent plus de temps à se battre sur le marché plutôt qu’à filmer leur projet. "On a compris que si on pouvait s’associer à des réalisateurs dès le début, les produire, les financer et s’occuper de tout ce processus, les équipes créatives pourraient se concentrer uniquement et sérieusement sur la réalisation", explique la vice-présidente de Netflix. Si certains critiquent le manque de transparence de la plateforme sur ses vues qui complique la tâche des réalisateurs et des responsables des ventes à fixer des prix "justes", on avait encore rarement vu un poids lourd du marché du cinéma investir autant d’argent dans le genre documentaire.
Démocratiser l'accès aux documentaires
"3/4 des abonnés Netflix ont vu au moins un documentaire en 2016"
Outre ses millions de dollars, Netflix apporte aussi à l’industrie documentaire ses millions de visiteurs – bientôt 100 millions d’après les dernières communications du groupe. Si le géant de la SVOD est plutôt avare en chiffres, Lisa Nishimura en concède tout de même un, franchement flatteur : "Sur 94 millions d’abonnés dans le monde (soit environ 200 millions de spectateurs car il y a toujours plusieurs personnes derrière un abonnement), près de 75% d’entre eux ont vu au moins un documentaire en 2016." Alors quand certains pensaient que les documentaires ne pouvaient pas intéresser le grand public, Netflix prouve le contraire. "Les gens qui n’ont jamais regardé de documentaire de leur vie commencent à en regarder sur Netflix", se vante souvent Ted Sarandos, le big boss des programmes.
Le premier exemple probant fut la sortie de "Making a murderer", un documentaire en dix épisodes sur la saga judiciaire (toujours en cours) de Steven Avery, un Américain en prison pour viol pendant 18 ans, innocenté et libéré, puis à nouveau condamné à perpétuité cette fois pour meurtre. La petite histoire d’un détenu de Manitowoc a réussi à passionner des millions de spectateurs à travers le monde. Parmi les fait d’armes suivants de Netflix, on citera les documentaires "Amanda Knox", "Audrie & Daisy" sur les viols de deux adolescentes, "The Ivory Game" produit par Leonardo Di Caprio, "13th" d’Ava DuVernay sur l’incarcération de masse des Noirs aux États-Unis gratifié d’un BAFTA Award ou encore "Les Casques blancs" sur les secouristes syriens auréolé d’un Oscar du meilleur court-métrage documentaire. D’ici fin 2017, le catalogue des documentaires originaux devrait afficher 50 titres.
"Le schéma traditionnel des sorties au cinéma ne convient pas aux documentaires"
Les exemples de succès mondiaux de documentaires dans les salles traditionnelles de cinéma existent aussi. Mais ils se comptent plutôt sur le doigt d’une main avec, dans le top 5 de ces quarante dernière années, "Farenheit 9/11" pour lequel Michael Moore obtenu la Palme d’or à Cannes en 2004, "This is it" sorti en 2009 après la mort de Michael Jackson ou "La Marche de l’empereur" du Français Luc Jacquet. Et dans un marché où le box-office dicte les lois, les documentaires ont de moins en moins leur chance. "Le schéma traditionnel des sorties au cinéma le vendredi aux États-Unis (ou le mercredi en France, NDLR) ne convient pas aux documentaires", analyse Lisa Nishimura, "imaginez que vous avez vraiment envie de voir ce docu dont on vous a parlé, mais vous avez eu une longue semaine de boulot alors vous n’allez pas au cinéma. Ça ne veut pas dire que vous ne voulez pas voir ce docu, juste que vous ne voulez pas le voir ce vendredi soir-là. Mais peut-être que la semaine d’après, il aura déjà été retiré des salles par les distributeurs à cause d’un box-office insuffisant."
En faisant sauter la pression du box-office et en rendant les docus "accessibles à tous et sur une durée indéterminée" pour que chaque spectateur puisse les regarder lorsqu’il le souhaite, Netflix a réussi à démocratiser l’accès aux documentaires (à condition de pouvoir se payer un abonnement mensuel, bien sûr). Et la plateforme n’est pas la seule. Son principal concurrent Amazon Prime Video s’est aussi engouffré dans la brèche en produisant une série docu sur Hugh Hefner ou sur les 24 Heures du Mans et en achetant, pour 6 millions de dollars, les droits de diffusion du docu de quatre heures "Long Strange Trip" sur le groupe de rock Grateful Dead.
De l'art du storytelling
Mais apporter des documentaires sur un joli plateau – ou plutôt sur un joli algorithme – aux spectateurs ne suffit pas. Encore faut-il qu’ils les regardent. Et lorsqu’on lui demande la clé du succès d’un documentaire, Lisa Nishimura n’a qu’un mot à la bouche : "le storytelling". Raconter des histoires, ça Netflix sait le faire et le prouve depuis des années. Des séries "Stranger Things" et "Narcos" au film "Okja", sélectionné en compétition au festival de Cannes 2017. Alors pour ses documentaires, Netflix applique la même recette : "Il faut que l’histoire soit engageante pour que les gens aient envie de la regarder. Comme je le disais lorsque nous travaillions sur '13th', il faut que ce soit du chocolat fourré au brocoli. Même si c’est un docu qui parle d’un sujet sociétal, il faut que ça ait un 'bon goût'. Le mieux c’est lorsque vous avez le sentiment d’avoir regardé quelque chose de captivant et qu’en repartant vous avez appris quelque chose."
Et sous le joli emballage du divertissement, Netflix n’hésite pas à s’engager sur des terrains minés. Ou du moins à choisir des réalisateurs engagés. "C’est extrêmement important qu’un réalisateur ait une vision marquée. L’important c’est de travailler avec des réalisateurs qui ont une qualification unique pour raconter une histoire, beaucoup d’intégrité et qui veillent à faire des recherches sérieuses et du fact-checking", assure Lisa Nishimura. Si le format du documentaire impose forcément un prisme personnel, ces prises de position restent surprenantes dans une industrie où les grands studios ont plutôt tendance à arrondir les angles et lisser les aspérités des scénarios pour rassembler un maximum de spectateurs.
Des points de vue engagés
Les conséquences du réchauffement climatique dans "Chasing Coral", l’incarcération massive des Noirs dans "13th", le désastre humanitaire de la guerre en Syrie dans "Les Casques blancs", la liberté de la presse dans "Nobody speak" et bientôt le portrait "Get me Roger Stone" du controversé conseiller politique Roger Stone qui avait prévu l’avènement de Donald Trump… Tous les sujets brûlants y passent. "L’idée qu’on fournisse une plateforme qui peut être un grand tremplin pour transmettre un discours est aussi très important pour nous", se réjouit la vice-présidente de Netflix, aujourd’hui invitée dans un festival international de journalisme.
Voilà comment Netflix a réussi, en moins de cinq ans, à apporter près de 100 millions de spectateurs curieux à des réalisateurs de documentaires souvent en manque de (grand) public et de budget. Tout en prenant soin, au passage, de se construire l’image séduisante d’un géant qui n’a pas peur de se mouiller.
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