La prise en charge de la déradicalisation en France est un "échec", juge une mission d’information du Sénat. Pour le sociologue Farhad Khosrokhavar, il est encore tôt pour juger de l’efficacité des initiatives en la matière.
C’est un constat sans appel. La prise en charge de la déradicalisation en France est un "échec" et les pouvoirs publics doivent changer de "concept", estime un bilan d'étape d'une mission d'information sénatoriale rendu public le mercredi 22 février.
Rapporteures de la mission d'information "désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en Europe", la sénatrice écologiste Esther Benbassa et sa collègue Les Républicains (LR) Catherine Troendlé ont dressé un bilan global peu flatteur de la politique de déradicalisation, en particulier du centre dédié de Pontourny (Indre-et-Loire) qualifié de "fiasco". "Six mois après son ouverture, ce centre de déradicalisation n'a pas engrangé des résultats concluants", écrivent les deux sénatrices, qui rappellent que cet établissement de 25 places n'a recueilli que 9 jihadistes et qu'il est actuellement vide.
Les unités dédiées en milieu carcéral, qui regroupaient les détenus radicalisés, sont également pointées du doigt. Là encore, "cette expérience n’a pas été concluante", soulignent les deux élues. La Chancellerie a depuis mis en place un nouveau dispositif, qui prévoit une meilleure évaluation du degré de dangerosité des détenus et l’isolement des plus violents.
Comment les pouvoirs publics peuvent-ils prendre en charge efficacement la radicalisation ? France 24 a posé la question au sociologue Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et spécialiste des phénomènes de radicalisation.
France 24 : Partagez-vous le constat d’échec dressé par ce rapport, qui conclut à l’inefficacité des actions menées en France pour déradicaliser les jihadistes ?
Farhad Khosrokhavar : Cette conclusion est trop hâtive. La France est le pays d’Europe occidentale qui a le nombre le plus élevé de ressortissants partis en Syrie ou en Irak – on estime que 1 200 à 1 500 Français ont fait le voyage… Et c’est aussi le pays qui a adopté le plus tardivement un programme de déradicalisation, vers octobre-novembre 2014.
En comparaison, en Allemagne ou en Angleterre, ce sont moitié moins de jeunes qui partent. Les Anglais ont commencé à mettre en place des programmes spécifiques en 2006-2007. Eux aussi ont un sentiment d’échec, avec 10 ans de recul.
Par ailleurs, si on ne peut pas dire que le résultat est tout à fait probant en France, le constat n’est pas non plus celui d’un échec total. On est dans l’entre-deux.
On a confié, au plan national, une mission de déradicalisation à une seule association, celle de Dounia Bouzar, qui partait du principe que les jeunes radicalisés subissaient une emprise sectaire. C’est une approche qui peut se comprendre pour les adolescents et les post-adolescents, mais elle trouve ses limites pour les adultes. Il y a chez eux une forte adhésion avec une dimension idéologique, militante, et bien sûr religieuse, qu’on ne peut pas nier et dont il faut être capable de discuter pour les sortir de là.
Pourquoi cette prise en charge tardive en France ?
Parce qu’en France, l’attachement à la laïcité est très fort, il y a ce sentiment que le religieux ne relève pas du domaine public, qu’on ne doit pas s’en occuper. Cette donnée culturelle et politique a constitué un frein à la mise en place de programmes contre la radicalisation. C’est Manuel Valls qui le premier a lancé des initiatives nationales à l’automne 2014. La prison de Fresnes avait également commencé à séparer les radicalisés des autres détenus, mais sans que cela relève, au départ, d’une politique nationale.
Cela fait moins de deux ans et demi que des initiatives ont été lancées, et, encore une fois, je ne pense pas qu’on puisse juger aussi vite. On fait preuve d’une grande impatience, mais il faut accepter de tâtonner, les premières tentatives ne peuvent pas être les bonnes.
Le bilan d’étape pointe notamment l’échec du centre de déradicaliation de Pontourny, qui a accueilli au maximum 9 personnes, qui est désormais vide… Qu’en pensez-vous ?
Cela ne marche pas, d’abord, parce que les conditions d’admission sont trop restrictives. En France avec le traumatisme, énorme, généré par les attentats, on a choisi une voie restrictive et répressive. Dans ces centres de déradicalisation, on n’a voulu intégrer que des gens "vierges", c'est-à-dire jamais impliqués dans des actions violentes directes, pas impliqués en Syrie… Des volontaires qui se sentaient radicalisés dans leur subjectivité.
Il faudrait aller plus loin et étendre l’admission dans ces centres, avec des contraintes graduées selon le degré de violence. C’est certes plus facile à dire qu’à faire mais c’est selon moi la condition du succès.
On pourrait s’inspirer de ce qui se fait au Danemark : là-bas, lorsque des jeunes reviennent de Syrie, et qu’il n’y a pas de preuves de l’implication directe dans des actions violentes, on essaye de les intégrer par d’autres moyens que le seul coercitif – par la discussion etc. Il faut étendre à des jeunes impliqués mais sans non plus aller trop loin.
On est sur du temps long, les jeunes doivent être suivis deux ans ou plus. Et il faut surtout associer la dimension religieuse à ces entreprises. L’implication d’imams qui peuvent avoir des débats théologiques avec ces jeunes adultes me paraît être une très bonne chose. Or on a du mal à faire ça en France, parce qu’on pense que le religieux est strictement privé.
La prise en charge doit être plurielle et aussi associer des psychologues, des gens des RG… On va avoir quelques centaines de jeunes qui vont arriver encore de Syrie et d’Irak. Comment va-t-on gérer ces arrivées de jeunes de 16 à 25 ans ? C’est un phénomène inédit, il faut tâtonner, ne pas avoir peur d’échouer, on n’a pas le choix.
Les dispositifs doivent faire réfléchir les jeunes sur leurs propres trajectoires. Avec une dimension idéologique, sentimentale, religieuse, pour les amener à une remise en cause.
In fine, peut-on vraiment déradicaliser ?
Certaines personnes peuvent l’être, mais pas toutes. Pour ceux que j’appelle les endurcis, ceux qui sont convaincus, c’est impossible. Ces profils, très dangereux, représentent 10 à 15 % des radicalisés. Il faut les neutraliser légalement.
Certains sont dans l’entre-deux : ils sont convaincus par l’idéologie mais s’opposent au passage à l’acte violent. Ceux- là, il faut débattre avec eux pour les convaincre, les faire définitivement renoncer à la violence.
Enfin, il y a le troisième groupe, celui des repentis. Mettons-les à contribution ! Quand ils font des déclarations publiques de repentir, ils se grillent auprès de Daech. Certains veulent s’impliquer, il faut leur donner la possibilité d’échanger avec des jeunes.
Il y a également les psychopathologies provoquées par les séjours sur le terrain auprès de Daech. Elles doivent être prises en charge par des psychothérapies. Les procédures à leur endroit doivent être différentes. Il faut avoir de la patience et ne pas renoncer car on n’a pas le choix : dans une démocratie on ne peut pas mettre un gendarme derrière chacun.
Parvenir ne serait-ce qu’à faire basculer une fraction de ces jeunes, disons 20 à 30 %, c’est bien.
Le bilan d’étape revient aussi sur l’échec des "unités dédiées" en milieu carcéral, qui regroupaient les détenus radicalisés. Pourquoi ça ne marche pas ?
Ces unités dédiées ne sont pas efficaces parce qu’on met n’importe qui ensemble. Quand on place des jihadistes endurcis en présence d’incertains, ce sont les incertains qui basculent et deviennent des endurcis. Il faut vraiment les séparer.
Certes, ces unités permettent de limiter l’influence des jihadistes sur les autres détenus, mais cette ségrégation entraîne d’autres problèmes.
Regroupés entre eux, les détenus jihadistes peuvent par exemple se constituer un réseau : il ne faut pas oublier que l’élite du groupe État islamique s’est formée au sein de la prison américaine d’Abou Graïb. Il est par ailleurs très difficile pour autorités carcérales de pénétrer ces groupes et de rester informées sur ce qu’il s’y dit.
Les États-Unis recourent parfois à l’isolation totale, mais à quel prix ! Un détenu revient alors 10 fois plus cher.