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Carnet de bord d'une infiltration : quand les jihadistes paniquent

Voici le deuxième carnet de bord d'une infiltration des réseaux Daech pour le documentaire "Les sœurs, les femmes cachées du Djihad". Où l'on entre dans la panique des djihadistes qui se savent de plus en plus surveillés.

C'est l'histoire d'une prise de contact avec un continent inconnu, celui des femmes dans le jihad. Comment en quelques semaines, une jeune journaliste, qui ne connaissait rien ou presque à l'islam, au jihad, peut-elle pénétrer dans la jihadosphère et parler directement avec des membres de Daech qui incitent à la Hijra ou au meurtre?

Cette jeune journaliste a tenu un carnet de bord pour les reporters Marina Ladous, Étienne Huver et Roméo Langlois, qui ont réalisé "Les sœurs, les femmes cachées du jihad".

Le documentaire a été diffusé jeudi 2 février sur France 2 et France 24. Slate.fr vous propose en exclusivité le récit jour par jour de leur investigation. Une enquête de Slug News et Tv Presse avec la rédaction d'Envoyé spécial et France 24.

Pour lire la première partie de ce carnet de bord, cliquez ici.

1. Pénétrer un autre monde

Paris, 1 juillet 2016. Mon téléphone sonne, Marina Ladous me contacte. Elle est productrice et cherche une journaliste pour passer les 6 prochains mois sur une enquête qu’elle coréalise avec Etienne Huver et Roméo Langlois de France 24. L’enquête sera diffusée par Envoyé Spécial, France 2 et par France 24.

J’ai vingt ans et des poussières. Sur mon CV, j’ai stipulé "ambition : reporter de guerre". Le terrain de cette enquête sera loin des bombardements, mais la tension et les protocoles de sécurité à appliquer seront les mêmes. Cette guerre virtuelle se fera sur un clavier, dans un bureau quelque part dans Paris, ou dans des appartements anonymes, loués pour l’occasion. J’ai un rôle : devenir une Oum, me glisser dans la peau d’une jeune femme qui partage les idées de l’État Islamique (EI).

Je suis une addict des réseaux sociaux. Mais de Daech, je ne connais que la terreur que cette organisation propage, rien de plus.

10 juillet 2016. J’ai créé un profil sur Facebook. Celui d’une jeune femme qui se cherche, le cœur brisé par un amour impossible. Mes ambitions professionnelles aussi font flop : chômage et pas de job en vue. Je connais les fondements de l’islam. Je n’aime plus la France ni l’Occident.

Première étape, nous choisissons, avec les réalisateurs, ma "kounya" : mon pseudo. Ma photo de profil : une sœur en niqab. Nous n’avons pas encore acheté la tenue mais pas de problème, je trouve une photo sur Internet. Personne ne voit la différence.

Je meuble mon "mur" d’images et de vidéos sur la situation des civils syriens, victimes des combats et des bombardements. Aucun doute possible: quiconque ira sur mon profil connaîtra à la fois mon attrait pour l’islam et ma révolte sur le sort de populations opprimées. Je sais que certains marqueurs de la radicalisation sont ici bien visibles. Sentiment d’injustice envers mes frères et sœurs en religion, volonté de faire de l’humanitaire. Autant de critères qui peuvent attirer les recruteurs djihadistes.

Je suis désormais une sœur perdue en quête d’absolu. Sur les réseaux sociaux, je ne cache pas mon ressentiment envers la France, pays laïc qui interdit le port du voile au lycée et qui m’empêche de porter le Niqab sous peine d’amende.

Cette façade doit me permettre de comprendre ces jeunes femmes qui décident de nier toute culture occidentale, et qui n’ont plus qu’en tête les mots Hijra, djihad et mécréant.

17 juillet 2016. Je publie des versets coraniques, des hadiths, recueil des actes et paroles du prophète Mahomet et de ses compagnons, et des préceptes islamiques. Je surfe de profil en profil, de drapeau de Daech en drapeau de Daech, de tête de lion en tête de lion, l’un des symboles des djihadistes.

Beaucoup de combattants de Daech prennent comme icône le roi des animaux parce qu’il est puissant, fort. Un bon moudjahid, un soldat d’Allah, est un lion féroce. Les sœurs, elles, sont des lionnes, tout aussi féroces. Je me demande qui se cache derrière ces avatars. Que font-ils et que font-elles dans la vraie vie ?

À chaque clic, un nouveau profil djihadiste, encore un… puis un autre. Si on cherche, on découvre des dizaines de nouveaux profils et ça c’est tous les jours. Les femmes lorsqu’elles ne sont pas lionnes enragées, sont cachées sous un niqab ou une burqa, parfois avec une kalachnikov entre les mains.

Les réalisateurs me proposent un premier défi: trouver sans contact avec des sœurs ou des frères de la djihadosphère l’accès aux médias "officiels" de Daech. Il faut comprendre le cheminement. Peut-on arriver à la propagande de Daech sans contact avec le réseau et l’organisation terroriste ? Mes outils sont simples : Je passe par les moteurs de recherches classiques, je surfe sur la toile.

Première constatation (rassurante), il me faut plus qu’un brin de motivation pour y accéder. Je suis au bord du désespoir quand tout à coup, sur un mur Facebook, un lien direct avec la radio de Daech apparaît : El Bayan. Nous sommes trois jours après l’attaque terroriste de Nice qui a eu lieu le 14 juillet 2016 et le média diffuse un podcast audio de la revendication de Daech.

Très vite, je trouve un deuxième lien direct avec la propagande du groupe terroriste : le magazine en ligne Dabiq. Dabiq, à l’origine, c’est une petite ville au nord de la Syrie. Daech la désigne comme le symbole d’une tradition prophétique : la fin des temps, l’apocalypse. D’après un hadith, la ville serait le lieu d’une grande bataille qui devait opposer les musulmans contre les Byzantins. Au temps modernes, ce serait donc les membres de Daesh contre le reste du monde. La prophétie a donné son nom à un mensuel anglophone publié par Daech, pour faire la propagande de Daech. Dabiq c’est leur propagande à diffusion internationale.

Le vocabulaire est accessible à tous. Un journal gore mais au visuel percutant. Sur les photos, les terroristes sourient, les clichés sont choisis, étalonnés, la mise en page est simple et efficace.

Je tourne les pages et la lecture me choque. Les textes sont ultra-violents. On y trouve des appels aux meurtres atroces, des tutoriels pour commettre des attentats en toute simplicité, des modes d’emploi pour un Djihad de proximité. Le vocabulaire est accessible à tous. Un journal gore mais au visuel percutant. Sur les photos, les terroristes sourient, les clichés sont choisis, étalonnés, la mise en page est simple et efficace. Daech utilise tous les moyens graphiques pour faire du beau avec l’horreur. J’ai la nausée, besoin de fumer une cigarette.

Je pénètre petit à petit cet univers qui me paressait hier inaccessible, parce que lointain et dangereux, parce que terroriste. Une usine à endoctriner : tout est là sous mes yeux, à portée de clic.

2. Se faire des contacts

18 au 24 juillet. Je progresse. Des demandes d’amis sur mon compte Facebook commencent à affluer. Avant tout, il y a des frères et des sœurs. Beaucoup ont un profil ultra-rigoriste mais pas djihadiste. Leurs posts sont essentiellement des rappels à la religion, des liens Youtube pour écouter les prêches d’un imam, des histoires et anecdotes sur le Prophète Mahomet ou encore des vidéos sur les exactions dont sont victimes les syriens. Je surfe, je ne parle à personne, je ne like aucune publication. Ils voient ma page, je les vois, nous nous observons.

Avant de communiquer, nous voulons d’abord comprendre notre environnement, s’habituer aux codes et au langage, ne pas préjuger d’un profil parce qu’il semble dur alors qu’il n’est que pieux, apprendre à faire le tri dans la propagande terroriste.

Paris, le 26 juillet 2016. Sur la toile djihadiste, tout n’est qu’éphémère. Avatars et profils apparaissent et disparaissent. Ferment-ils leurs comptes eux mêmes pour des raisons de sécurité ? Sont-ils suspendus par Facebook ou arrêtés par les services de renseignements ?

Je constate que des personnes réapparaissent aussi vite en modifiant leurs pseudos et leurs avatars. Mais certaines "copines" au profil radicalisé sont toujours là et je trouve ma voie entre ouvertures et fermetures de compte.

Maintenant je suis au quotidien le fil des actualités djihadistes. Je peux réagir à la moindre info de la radio El Bayan sur Youtube. Des frères postent également des liens et je finis par trouver par hasard les archives de l’agence de presse Amaq. C’est comme l’AFP, un fil de dépêches mais version djihadiste. Créée en août 2014, deux mois après l’auto proclamation du califat. Amaq est notamment en charge de publier les comptes-rendus des opérations militaires et des attentats menés par les djihadistes de l'EI.

L’info du jour me glace le sang : l’exécution d’un homme que les terroristes désignent comme homosexuel. Tout ce qu’on voit, c’est une série d’images montrant la chute d’un homme les yeux bandés, les mains attachées. On ne sait pas de qui il s’agit, quand l’image a été prise ni où. Il n'y a aucun moyen de vérifier. Je pense à cet homme et j’ai besoin de sortir pour reprendre mes esprits. Je suis journaliste, je suis là pour entrer dans ce monde et le comprendre. Ce soir, je n’ai pas envie de parler à mes collègues. J’aimerais juste faire autre chose.

Paris, le 27 juillet 2016. Mon profil a deux semaines. J’ai une trentaine d’amis. La plupart ne parlent plus vraiment de religion mais font l’apologie des atrocités commises par Daech.

Moi aussi, je suis kouffar. Au bureau nous sommes tous des kouffar et je préfère être de ce côté-là. Mais sur la toile, je ne dis rien. Je like.

Leurs mots sont clairs: eux sont de grands guerriers, des soldats d’Allah. Leurs victimes sont des infidèles, des kouffar (des mécréants en arabe) qui méritent la mort. kouffar: ce mot est essentiel pour eux. Le monde : kouffar, les médias : kouffar, les imams de France : kouffar, les institutions : kouffar, l’Occident : kouffar.

Moi aussi, je suis kouffar. Au bureau nous sommes tous des kouffar et je préfère être de ce côté-là. Mais sur la toile, je ne dis rien. Je like.

Les kouffars ont rythmée ma nuit (mauvaise). J’ai l’humeur maussade et je partage machinalement des invocations ainsi qu’une vidéo sur la situation en Syrie. Sous ce dernier post, quelqu’un me laisse un commentaire : "Que Dieu leur vienne en aide". Je réponds sans réfléchir et ne sais pas encore que je commence un échange de plusieurs semaines avec un homme que nous appellerons Abdel. Nous convenons de nous parler sur la messagerie privée Facebook.

J’ignore s’il le ressent mais mes premières réponses sont hésitantes. C’est Abdel qui va très vite rompre la glace. D’un coup, il me demande si je pense à faire ma hijra, c’est-à-dire émigrer en terre d’Islam. Il poursuit, tout aussi cash : "Tes papiers sont prêts ? Je pourrais dans un premier temps t’héberger ici […] en Algérie".

Je tente d’extirper des informations sur lui, son réseau, mais la partie est serrée.

Si je pose trop de questions, j’ai peur de passer pour une flic ou une journaliste.

J’ai pourtant une chance : si Abdel apparait méfiant, il est bavard, frénétiquement bavard. Je feins l’inquiétude : "Est-il si facile pour une Française de faire la Hijra ?" Il me répond que pour le moment que c'est un peu dur pour les Français.

Abdel enchaîne… Étape 2 : il est de toute façon quasi impossible pour une sœur de partir sans être mariée ou promise à un combattant déjà présent en zone irako-syrienne. "Au pire des cas", si je ne trouve pas de fiancé de mon côté, il me fera "la faveur de m’épouser".

Quelle classe Abdel !

Je lui dis qu’on ne se connaît pas mais il ne se démonte pas et répond presque du tac-o-tac : "Tu veux quitter ta famille pour la religion d’Allah ça me suffit. Il reste juste à se voir pour savoir si on se plait mais après qu’est-ce que tu veux d’autres ? On veut tous les deux la religion d’Allah". L’heure de la prière vient couper notre conversation. Nous nous quittons sur ces paroles.

Je tente de l’imaginer dans ma tête: un âge, une origine, un visage. Sur la toile, il dit qu’il a plus de trente ans. Mensonge ou réalité ?

Abdel est un client sérieux.

Nous échangeons avec l’équipe et optons pour la prudence. Il nous faut être sûrs des intentions d’Abdel et vérifier qu’il n’est pas un simple dragueur.

Car sur la toile, et même dans la djihadosphère, il y a des dragueurs, et à la pelle.

Nous étudions donc attentivement son profil depuis sa création. Aucune photo de lui, pas de propagande de Daech, aucun rappel islamique même. Des sous-entendus et des sous-entendus, nous décodons d’autres détails qui font de lui un recruteur possiblement rallié à l’État Islamique. Ces détails, je ne les écris pas, ce journal de bord n’a pas pour but de vous apprendre comment contacter un "daechien". C’est tout le contraire. En quelques mots, les profils "calmes" sont souvent ceux qui sont les plus "vrais".

3. Laisser venir

Paris, 29 juillet 2016. J’attends qu’Abdel me recontacte.

Mes autres "amis" ne font que poster une litanie morbide : encore des photos d’enfants et de femmes décapitées, des civils qui pleurent leurs morts, des mères et leurs bambins terrifiés par les bombardements. De la violence pure. Une tristesse infinie et cette terrible sensation de déjà-vu. J’en ai pourtant marre de ces images. Ras-le-bol. Je deviens presque insensible et ça m’énerve, comme si une nouvelle norme s’installait dans mon cerveau. Puis-je vraiment m’habituer à tout ?

Je l’ignore, je sais juste que le déclic chez moi, c’est une collègue qui dans la rédaction passe derrière mon écran et s’arrête, tétanisée. "Oh mais c’est atroce !" Cette réaction m’a surprise mais soulagée. J’ai une carapace qui me protège désormais.

Abdel est de retour. Il me salue en message privé. Avec l’équipe on est d’accord sur le protocole : je fais copain copain avec lui en "mode 'calme'". Je discute de religion, de ma situation de "looseuse". Je le laisse venir.

Assez vite, il me demande de passer sur une autre messagerie : Telegram. Il s’agit d’une application de messagerie cryptée, sécurisée, créée par un ressortissant russe. À la base, les civils l’utilisaient pour échapper à la surveillance du Kremlin. Et c’est si bien crypté que les djihadistes ont décidé de s'en servir pour communiquer entre eux. Telegram, ça fait film d’espions. Mais dans la djihadosphère c’est juste normal, essentiel, évident. En plus, c’est gratuit.

Je ne connaissais pas cette application. Je la télécharge, et j’ajoute mon nouvel ami, le premier. Pour Abdel, Telegram c’est la porte ouverte à notre rencontre virtuelle. Et comme Abdel est bavard, sur Telegram, il se lâche et me parle tactique.

Abdel se montre aussi directif. Il ordonne : je dois effacer mes messages au fur-et-à-mesure, je dois observer le maximum de discrétion. Il me demande d'avoir un téléphone Android, de préparer de l'argent et de ne pas attirer l'attention de mes parents. Il est aussi attentionné, à l'écoute et me fait part de ses conseils.

Paris, 30 juillet au 2 août 2017. Au fil des jours, j’apprends à connaître Abdel ou du moins sa face visible. Étrange de le sentir si prévenant alors qu’il me connaît à peine. Mes premières impressions se confirment: Abdel est toujours gentil mais directif, toujours poli mais autoritaire. Toujours là quand je n’y suis pas, il se déconnecte quand j’arrive. Est-ce cela l’embrigadement ? Une méthode pour me mettre à sa botte ? Ce jeu du chat et de la souris me rend dingue. Passer des heures à attendre ce type, pour qu’il finisse par dire, aujourd’hui ce n’est pas bon ou je dois aller prier, je dois contacter un frère. Sois patiente !!!

Il y a quelques jours j’allais bien, j’avais ma carapace, j’avais Abdel le recruteur en ligne de mire, je découvrais Telegram. J’étais heureuse d’aller travailler le matin mais en quelques clics, ce 1er Août, je suis déphasée. Mes "amis" ne postent pas que des vidéos atroces, ils commentent, au jour le jour, les évènements mondiaux, les petits détails du quotidien : haineux envers l’Occident, méprisants envers les musulmans qui ne partagent pas leur conception de l’islam.

Selon eux, les musulmans qui n'appliquent pas leur interprétation de la charia (loi islamique, censée réglementer la vie du croyant) ne sont que des apostats qui méritent la mort comme les non-musulmans. Haine, haine et encore haine… et méfiance.

Quelques-uns publient des statuts qui mettent en garde "leurs frères et sœurs". Ils leur demandent de faire attention aux faux profils, qui cachent en réalité des journalistes comme moi et des policiers.

Certains sont parfois directement "balancés". Depuis l’attentat de Nice, la djihadosphère jubile mais redouble de prudence…

4. Voir Abdel et se montrer

Paris, 3 août 2016. À y réfléchir, c’est sans aucun doute la journée la plus intense, la plus effrayante et la plus angoissante de toute cette enquête pour moi. Je parle toujours avec Abdel sur Facebook. Nos conversations deviennent presque une routine. Je suis sereine, calme, sans pour autant oublier mon but. Il me demande d’aller sur Telegram, et m’envoie un message vocal : "Tu as un voile à côté de toi ? Parce que je vais t’appeler."

Je panique. Qu’est-ce que je dois lui répondre ? Bon déjà, je préviens l’équipe. On va enfin dépasser le cap des messages écrits. Voyons ce qu’il a à nous dire ! Veut-il juste vérifier qui je suis ou m’envoyer direct à Raqqa ? Va-t-il me tester sur des questions de religion ? Sur ma motivation à faire la hijra ? Et moi serai-je capable de lui répondre correctement ?

On se met rapidement en place. On ferme le bureau. Silence tout autour. J’enfile mon niqab en vitesse. C’est une tenue crédible pour ne pas montrer mon visage à Abdel.

Ça sonne. L’angoisse monte. Je suis concentrée. Je décroche mais je ne l’entends pas. Je rappelle…je n’entends toujours rien. La troisième est la bonne. Mais Abdel ne veut pas simplement qu’on se téléphone. Il me demande que j’active la caméra. Non ! Ce n’est pas possible. Les murs du bureau sont tapissés d’informations sur les djihadistes que nous suivons, et d’articles de presse sur les femmes radicalisées. Pas le décor d’une chambre de jeune fille… J’invente une excuse, je lui dis que ça ne marche pas, que je dois activer la caméra, qu’on se rappelle dans la soirée. Je raccroche, je regarde le reste de l’équipe : "Bon ok, qu’est-ce qu’on fait ?"

Direction une chambre d’hôtel. On s’installe, j’enfile de nouveau mon niqab. J’appelle Abdel : tout fonctionne comme prévu, et là, surprise : lui aussi active sa caméra.

Pour la première fois, je découvre son visage. Pixellisé certes, mais je le vois, avec sa longue barbe. Il est juste devant moi sur l’écran du PC. Je lui donne entre 20 et 30 ans. Abdel se montre mais il reste méfiant. Il veut voir d’abord ce qu’il y a autour de moi : "Tourne ton PC à droite, à gauche", me lance-t-il.

Je m’exécute, crispée. Il ne doit pas voir le réalisateur en face de moi. Heureusement, il ne me demande pas de faire tout le tour de la pièce. Je dois montrer mes mains aussi : il vérifie que je ne suis pas un homme. Les battements de mon cœur s’accélèrent, je commence à trembler et à perdre mes moyens. Mais je finis par retrouver mon calme. Après tout, c’est normal, de stresser quand on découvre son possible mari pour la première fois.

Abdel veut à tout prix m’aider à quitter "la terre de mécréance", et me félicite pour avoir choisi de faire la hijra. Il s’est porté garant : il assurera mon passage aux frontières pour rejoindre les rangs de Daech en zone irako-syrienne.

Notre conversation dure 30 minutes. Une éternité. Mais je ne réalise pas réellement que je fais face à un recruteur de Daech. Je lui parle un peu. Il me répond longuement.

Abdel veut à tout prix m’aider à quitter "la terre de mécréance", et me félicite pour avoir choisi de faire la hijra. Il s’est porté garant : il assurera mon passage aux frontières pour rejoindre les rangs de Daech en zone irako-syrienne. C’est comme s’il se sentait responsable de moi.

Mais il se dit aussi très occupé : il interrompt l'appel à plusieurs reprises pour informer ses frères qu'il a trouvé une nouvelle recrue : en plus clair, un nouveau ventre pour élargir la "Dawla".

On termine l’appel Facebook vidéo. Une vague de sentiments contraires me submergent: soulagement d’avoir fini, terreur d’avoir parlé avec lui, fierté d’avoir réussi à avoir des informations.

Je vais boire un verre avec mes collègues. J’ai besoin de changer d’air : mais au bar, je reste silencieuse. Tout est bloqué dans mon corps et dans ma tête. L’équipe me félicite et me dit que je dois continuer à entretenir ce lien avec Abdel. À tâter pour voir jusqu’où on peut aller. Je décide de rentrer chez moi. Je suis vidée. J’ai juste envie de sombrer dans un sommeil profond pour ne plus penser à tout cela. À lui, à son visage.

Je prends le métro et j'essaie de décrypter ce qui m'est arrivée. Je mets mes écouteurs, la musique pour m’évader. Mais les questionnements me rattrapent. Il dit avoir 31 ans et moi 19 (âge de mon profil). Il veut m'envoyer là où règne la mort. Aucune religion ne l’autorise.

Pourquoi toute cette haine ? N'ai-je pas de la valeur en tant que femme ?

Ou plutôt n’ai-je que celle de mon ventre ?

5. Des demandes en mariage

Paris, 5 août 2016. Suis-je devenue une star ou l’État Islamique s’intéresse-t-il à moi?

Que leur a dit Abdel ? Aujourd’hui, j’ai 56 demandes d’ajout sur Facebook. Je n’en ai jamais reçu autant. Les profils de mes nouveaux amis sont sans équivoque : ce sont des hommes de l’EI.

Nous recroisons des informations et des profils avec ma collègue et je tombe sur une vidéo. On regarde les images d’un groupe de jeunes. À la vue des paysages, je suppose qu‘ils sont dans la zone irako-syrienne. Ils ont attrapé et fait prisonnier un homme, "kouffar". Soudain, alors qu’il riait aux éclats, l’un d’eux l’égorge. On a sursauté, terrifiées par cette violence. On est sorties prendre l'air avec ma collègue, sans dire un mot. Chacune essayait de trouver une explication à tout cela.

Paris, 6 août 2016. 60 demandes d’ajouts depuis hier. Festival ! Si j’étais un émoticône, je mettrais des lunettes de soleil.

Les profils qui viennent vers moi sont de plus en plus terroristes.

Un homme me parle en message privé. Il me demande si je suis intéressée pour me marier avec un frère de la "Dawla" (Daech). Mais ce frère ne compte pas aller au "Cham", c’est le nom antique de la Syrie, que les djihadistes utilisent désormais pour désigner la zone irako-syrienne qu’ils occupent. Ce frère qui propose le mariage veut rester en France. Il me conseille aussi des livres, et m'envoie les références. Tous sont d'ordre religieux, sur les femmes par exemple. Il se propose de m’aider à répondre à toutes mes interrogations.

De son côté, Abdel m'annonce qu'il ne sera pas disponible pour m'appeler cette semaine. J’insiste pour lui parler, il me donne un rendez-vous et me pose un lapin !

Paris, 8 au 12 août 2016. Abdel est connecté mais ne vient pas me parler. Il est bien moins bavard depuis notre entrevue vidéo. Il prétend être en Algérie. Je dois tenter d’avoir plus d’éléments personnels sur lui, et vérifier s’il est bien là-bas ou s’il n’est pas dans un petit studio en région parisienne par exemple. Autre objectif : tenter de me marier avec lui.

Je vais lui parler. Je lui demande s'il est déjà marié, la polygamie ne pose pas de problème chez Daech. Il me conseille de changer de sujet et de ne plus en parler: cela lui rappelle de mauvais souvenirs. Après, plus de nouvelles.

Sur les réseaux, je parle autant à des hommes qu’à des femmes. Je dois souvent gérer plusieurs conversations en même temps. Mais les conversations ne vont pas souvent très loin.

Beaucoup de mes amis voient leur compte suspendu par Facebook et disparaissent. En un sens, c’est rassurant. Je sens bien que les femmes sont aussi motivées et radicalisées que les hommes. L’une me tague sur une série de vidéos de propagande, une autre demande à ceux qui ne sont pas de la Dawla (Daech) de la supprimer de leurs amis. Et c’est ainsi tous les jours sur ma Timeline. Seul Daech fait l’actualité.

Un homme m’aborde en message privé et me propose de l’épouser. En ce moment c’est un peu "Un jour, une demande en mariage" avec mon profil. "Salam Aleykoum, je suis Français converti depuis 5 ans, divorcé et j'ai un enfant de 12 mois. Je cherche une sœur de la Aqida". Il me confie qu’il fait partie de la Dawla et qu'il s'est intéressé à l'islam après la mort de sa mère. Il me propose une rencontre à Paris. Il me rappelle une annonce de mariage que j'ai vu sur des pages islamiques et sur certains profils. Je vérifie. Je confirme qu'il s'agit bien de la même annonce.

Paris, 13 au 23 août 2016. "Achète-toi un téléphone et installe Telegram". Pour son retour, Abdel est très directif. Il me demande aussi de préparer l'argent et d’être prête pour mon départ. Évidemment, je n’irai ni en Algérie, ni à Raqqa, ni même à l’aéroport. Réunion d’équipe: si le départ est pour bientôt, comment s’arrêter sans dévoiler que je suis journaliste ?

Pour l’instant, on continue. Tant qu’il ne fixe pas une date de départ, je ne suis pas grillée.

6. Dans la précision des horreurs de Daech

Du 16 au 22 août. L'équipe part en tournage. Je dois annoncer à Abdel que je suis contrainte de partir en vacances avec mes parents. Hors de question de lui parler seule. Mes échanges avec l’équipe sont trop précieux. Cette annonce inquiète le recruteur. Il me demande de prendre tout mon argent, mes papiers et de me connecter en cachette pour rester en contact.

En parallèle, une sœur m’informe que quelqu’un cherche à me signaler sur Facebook. Signaler un profil sur Facebook, ça veut dire que le géant du web va vérifier si le contenu du compte est en accord avec "les règles d’utilisation" du réseau social. Si je perds mon profil, je risque de perdre le lien avec Abdel, et avec toutes les sœurs et frères depuis juillet. Angoisse !

Paris, 23 août 2016. Mon profil est toujours actif.

Je télécharge le nouveau numéro de Dar El Islam. Dar El Islam, c’est un peu comme Dabiq, mais en Français. Je découvre un article détaillé sur la sécurité informatique. Je trouve le même article sur une chaîne Telegram : "Sabre de lumière". L’objectif: éviter de se faire repérer par les services de renseignements avant de partir, ou de passer à l’action en France.

Paris, 24 août 2016. Nouvelle proposition de mariage. Je discute depuis peu avec un profil inconnu quand celui-ci me propose d’envoyer une demande d’ajout en ami à un frère qui cherche à se marier : "Il acceptera ta demande dès qu'il sera en ligne, parce qu’en ce moment il est sur le Front."

Le soir, je reçois un message d'un autre homme. Il me demande si je veux aller au Cham.

"Vous serez toutes groupées dans une maison étroite. Tu ne sortiras plus sauf si tu acceptes de te marier, si tu refuses ils te tueront."

Ce n’est pas une énième demande en mariage. Ce frère veut me mettre en garde: Daech est un piège : "Quand tu arrives à Dawla, sur les terres occupées par l’État islamique, ils te confisquent tes papiers pour que tu ne puisses plus rentrer chez toi ! Tu seras une esclave !", m’alerte-t-il. "Ils vont t'enfermer dans une madafa." Une madafa c’est un bâtiment clos où Daech enferme les femmes seules, répudiées, veuves et leurs jeunes enfants. "Vous serez toutes groupées dans une maison étroite. Tu ne sortiras plus sauf si tu acceptes de te marier, si tu refuses ils te tueront." Il dit être un ancien membre de l’EI qui a pris conscience de leur mensonge. Je dois partir, notre conversation s’arrête.

Paris, 25 août 2016. Après m’avoir planté pour des rendez-vous, Abdel m’appelle enfin. Il me décrit la place de la femme au sein de l’EI :"Tu verras, tu feras face à des situations pour lesquelles tu n’es pas habituée"; "ça n’existe plus en Occident". Aujourd'hui, il joue au professeur : "Obéir complètement aux frères, c'est obéir à Allah !" me dit-il.

Il m’annonce ensuite : "Quand tu vas arriver là-bas, il y a beaucoup de pratiques religieuses qui vont te surprendre en fait. Parce qu’elles n’existent plus dans le monde occidental." Je le coupe : "Par exemple ?". Sans hésiter, il répond : "Par exemple c’est possible qu’un beau jour tu te balades dans la rue et qu’on balance quelqu’un au dessus d’un immeuble, un homosexuel".

Heureusement que le niqab cache les réactions de mon visage. Je laisse échapper un souffle qui montre mon choc. Abdel me dit : "Mais c’est un homosexuel !"

Je suis censée être de la Dawla, et condamner comme lui, les homosexuels mais je n’arrive pas à contenir mon choc. Le souffle coupé, je lui demande : "Mais ils ont droit de faire ça ?"

Imperturbable, Abdel rétorque : "C’est pas qu’ils peuvent ou qu’ils peuvent pas, en fait ce qu’ils font ces gens (les Daechiens), c’est qu’ils apprennent la religion d’Allah, et qu’ils l’appliquent tu vois". Sous mon niqab, je fais grise mine mais mes tissus font bonne figure. Tout est normal !

Paris, 2 septembre 2016. Abdel revient vers moi. Depuis des jours, je lui demande si je peux parler à des sœurs qui sont au Cham. Je veux avoir des renseignements sur ma "future vie". Il me demande d’être patiente. Il en cherche. En attendant, il me dit de faire du sport. D’avoir une bonne endurance. Le chemin pour atteindre les terres irako-syriennes est difficile. Il faudra marcher et courir, me prévient-il.

Il me confie qu’il ne vit plus avec sa femme, mais qu’il n'est pas divorcé. Il n’en dira pas plus. Abdel parle mais garde bien des mystères. Avant de me laisser pour aujourd’hui, il m’impose de bien faire mes prières. De me lever la nuit pour les faire aussi. Il teste son ascendant sur moi, et applique ce qu’il m’a dit: je dois obéir au doigt et à l’œil aux hommes, et à lui en particulier.

7. Les Daechiens ne sont plus à la fête

Paris, 9 septembre 2016. Ce jeu commence à m’énerver. Je perds patience. Ne m’a-t-il pas promis un départ dès nos premiers échanges ?

J’insiste auprès d’Abdel : quand doit-on partir ? Il me répond sèchement aujourd’hui : "Tu n’as pas compris, ce n’est pas moi ni les frères qui décidons. Tu dois être prête, c’est tout. Quand l’occasion se présentera, tu partiras par surprise. Ça a changé, ce n’est plus comme avant. Maintenant il y a beaucoup de surveillance. La qualité la plus demandée ces jours-ci, c’est la patience, et après la discrétion".

Les Daechiens ne semblent plus à la fête. Abdel se fait un devoir de me rappeler les règles de sécurité : laisser mon téléphone qui contient l’application Telegram caché à la maison, bien mettre un code pour déverrouiller mon téléphone, ne pas porter de niqab dehors. Ne rien faire qui puisse attirer l’attention.

Je continuerai à entretenir le lien avec Abdel pendant plusieurs semaines. Il me répètera d’être patiente. Tant que rien ne bouge pour faire la hijra, je n’en apprendrai pas plus. Je continuerai à discuter avec des sœurs, des frères sur Facebook. Je vais m’effacer au fur et à mesure de la toile pour disparaître à mon tour, petit à petit.

10 octobre 2016. Mon compte Facebook est suspendu. Un de mes amis virtuels m’a-t-il dénoncé ? Facebook a-t-il agi seul ou sur ordre des services de renseignement ?

Je ne le saurai jamais.

Cet article a été originellement publié sur Slate.fr.
 

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