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Grande Guerre : La Poste, une "ligne de vie" entre les poilus et leurs familles

Entre 1914 et 1918, plus de quatre milliards de lettres et de cartes postales ont été acheminées par la Poste. Un livre met en lumière l'incroyable organisation mise en place pour apporter des nouvelles aux soldats et à leurs proches.

Durant la Première Guerre mondiale, la Poste a joué un rôle majeur. Pendant quatre ans, elle a permis de maintenir le moral des soldats sur le front. Chaque jour, plus de cinq millions de lettres ou paquets ont transité vers l’arrière. Dans un récent ouvrage intitulé "La Poste pendant la Première Guerre mondiale", l’historien Laurent Albaret raconte comment cette organisation gigantesque s’est mise en place. Pendant deux ans, il a rassemblé des archives, mais aussi une riche iconographie sur l’histoire de la Poste au cours de la Grande Guerre.

France 24 : Dans la mémoire collective, ce qu’il reste de la Grande Guerre se résume souvent à des lettres et à des cartes postales de poilus retrouvées dans les armoires des familles. Peut-on dire que la Poste a joué un rôle de ligne de vie entre les familles et les soldats ?

Laurent Albaret : En août 1914, il faut reconnaître que l’administration des Postes n’est pas prête pour un tel conflit et au fait que le soldat mobilisé, désormais éduqué par l’école de Jules Ferry, puisse écrire autant ! Rapidement, le courrier s’entasse dans les dépôts et les cours des casernes, les familles angoissées sont sans nouvelles du père, du frère ou du fils parti au front alors que l’on sait progressivement que les pertes humaines des premiers jours sont terribles.

Il ne faut que quelques semaines pour que la direction des Postes prenne conscience de ce chaos, amplifié par la franchise postale – l’envoi du courrier sans affranchissement – accordée aux familles et aux soldats. Le grand réformateur de la Poste aux Armées, l’inspecteur général Alphonse Marty, joue alors un rôle crucial dans la réorganisation des acheminements, notamment avec l'ouverture d’un bureau central militaire à Paris prépondérant dans le circuit du courrier. Dès lors, la ligne de vie souvent évoquée se créée, et ce dès la fin de l’année 1914. Durant le conflit, cinq millions de correspondances sont postées chaque jour vers l’arrière et plus de quatre milliards de lettres et de cartes postales seront acheminées par la Poste durant toute la durée du conflit.

L’acheminement de cette quantité de courrier constituait donc un défi de taille pour la Poste à l’époque ?

Le défi pour la Poste porte surtout sur deux aspects : le nombre – pour ne pas dire la masse – de correspondances à traiter au départ de la zone des armées et en provenance de l’arrière, et la nécessité de trouver le destinataire sur le front, en raison des mouvements réguliers des régiments et des hommes. Le Bureau central militaire de Paris installé dans l’hôtel des Postes de Paris-Louvre, informé quotidiennement des déplacements des armées, joue ce rôle de régulateur postal.

Pour cela, il recrute plus de 2 000 agents auxiliaires dans les premiers mois de guerre, personnel essentiellement féminin et affecté au tri du courrier. Ensuite, par la réquisition des trains et de véhicules automobiles, la mise en place de bureaux de Poste aux armées et d’un personnel mobilisé issu de l’administration des Postes, l’acheminement s’organise. À la fin de l’année 1915, le temps d’acheminement des correspondances – que ce soit une lettre, une carte postale ou un colis – se fait entre deux et cinq jours, au lieu des 15 jours, voire trois semaines au début de la guerre.

Quelle était l’importance du vaguemestre, le militaire chargé du courrier, pour les soldats ?

Deux personnages apportent du réconfort au soldat sur le front : le cuisinier, qui lui remplit l’estomac, et le vaguemestre, qui lui apporte des nouvelles des siens, quelques douceurs par un colis nourricier ou par un mandat-poste sonnant et trébuchant. Dans les journaux de tranchées que j’ai consultés, les témoignages publiés après la guerre ou la correspondance des poilus, le vaguemestre est l’ami du soldat, un personnage précieux pour le quotidien.

Chaque jour, on l’attend et on le guette, on se réjouit du courrier qu’il vous apporte ou on le maudit de ne pas en avoir reçu. Dans un courrier de mai 1917, un officier écrit : "La correspondance est un objet de première nécessité qui se place, dans l’échelle des valeurs, entre le pain et le pinard." Quand le courrier n’arrive pas, notamment sur les premières lignes, la déception des soldats est palpable, les officiers en sont conscients et font remonter cette réalité aux états-majors.

Vous parlez du fait que certains courriers n'arrivaient pas. Quel était le poids de la censure dans cette masse de courriers ?

Dès les premières semaines de guerre, "l’espionnite" est à la mode chez les politiques et chez les militaires au Grand quartier général. La surveillance du courrier est tout d’abord essentiellement destinée à garder secrets les plans de bataille, les manœuvres lors des offensives, les positions des régiments et des armées. Il faut intercepter tout ce qui peut être préjudiciable "aux intérêts de la défense nationale" selon les termes de l’état-major. En 1916 s’installent les premières commissions militaires de contrôle postal. On s’intéresse désormais aux opinions et au défaitisme et on contrôle surtout le moral du soldat. Mais la censure a un impact très limité au vu de la masse de courrier à lire. Les historiens s’accordent à dire que ce sont entre 2 % et 4 % du courrier provenant du front qui sont contrôlés chaque jour par des lecteurs sous l’autorité militaire et non postale.

De quelle façon la Poste s’est-elle transformée au sortir de la guerre ?

La Première Guerre mondiale a fortement marqué l’administration des Postes. Si le vaguemestre – et par ricochet le facteur civil – sont devenus des personnages populaires dans le quotidien des Français, la Poste a payé un lourd tribut matériel et humain à la guerre. Plus de 900 bureaux de poste doivent être remis en état dans les départements occupés ou ayant subi des combats et près de 3 700 postiers ont été tués sur le front, selon les statistiques postales et militaires. Certes, les décorations ont honoré le monde postal. Plus d’une centaine de Légions d’honneur, près de 300 médailles militaires et 4 000 citations à l’ordre du régiment de la division ou de l’armée ont été décernées à des postiers au combat.

Se relever oblige la Poste à se moderniser. L’administration a non seulement pris conscience de son rôle pour le courrier – en forte augmentation – mais aussi de sa place d’acteur financier avec l’économie de tranchées, ces transferts d’argent entre les familles et les soldats au front. La Poste prend un caractère industriel dans son fonctionnement, par une démarche de transformation et de modernisation. Mais bien plus que ce tournant, l’histoire conservera après le conflit l’image populaire et bienveillante du vaguemestre. Son attitude durant la guerre se résume en une devise : "faire passer le courrier", quel qu’en soit le prix.

-"La Poste pendant la Première Guerre mondiale", Laurent Albaret, Yvert & Tellier, octobre 2016