envoyée spéciale à Gand – Depuis le début du centenaire de 14-18, la plupart des expositions s'intéressent aux soldats et à l'expérience combattante. À Gand, en Belgique, "La guerre en culottes courtes" a choisi de porter son regard sur le vécu des enfants.
Ce sont des enfants comme il en existe des milliers à travers le monde. Ils crient. Ils se chamaillent. Ils ont le sourire aux lèvres. Ils s’amusent. Mais leur jeu n’est pas vraiment de leur âge. Casquette sur la tête, fausse épée à la main, sur ce cliché ils se font la guerre. Si jeunes, mais déjà plus vraiment innocents. Ils reproduisent simplement ce que font, au même moment, leurs aînés sur les champs de bataille.
Cette photographie a en effet été prise lors de la Première Guerre mondiale. Elle orne l’un des murs de l’exposition "La guerre en culottes courtes" installée jusqu’en avril 2017 dans l’abbaye Saint-Pierre à Gand, en Belgique. Alors que depuis le début du centenaire, la grande majorité des événements est consacrée aux soldats et aux combats, la lumière est ici mise sur l’expérience vécue par les enfants au cours du conflit. "On a voulu rappeler que, au-delà des tranchées, des offensives suicidaires ou des gaz moutardes, la Première Guerre mondiale a mobilisé les sociétés entières. Pour la première fois, les enfants sont en première ligne", explique ainsi Bruno Benvindo, historien au Centre d'étude Guerre et Société de Bruxelles et commissaire de l’exposition.
L’absence des pères
Pour comprendre la Grande Guerre du point de vue des plus petits, le visiteur est invité à découvrir les histoires d’enfants de pays différents qui, chacun à leur manière, ont souffert de la violence des adultes. L’exposition débute avec le témoignage d’Elfriede Kuhr, une Allemande de 12 ans. Même si elle vit loin du front, sa petite ville et son existence sont bouleversées par l’arrivée des soldats qui stationnent dans sa région. Pendant quatre longues années, la guerre devient son quotidien. "Pourquoi encore ces millions de morts ? Aucun soldat ne devrait mourir si Dieu entendait toutes les prières. Mais il n’entend pas du tout les prières. Il est sans doute devenu sourd. À cause du bruit du canon", note-t-elle désabusée dans son journal.
Elfriede Kuhr a la chance de ne pas voir son père partir au front, mais pour de très nombreux enfants, c’est cette absence qui est la plus douloureuse. Sur un écran vidéo, un jeune garçon lit les lettres écrites il y a 100 ans par George et Eric Butling, deux petits anglais de Liverpool : "Cher papa, je t’écris pour te dire que je pense à toi. Les temps sont durs, mais j’espère que les choses vont bien tourner". Ces quelques mots laissent transparaître une vive inquiétude. George et Eric vont vivre dans la crainte durant de longs mois. Dans leur foyer, le départ du père se fait aussi sentir par d’importants changements. "Nombre de femmes vont travailler à l’extérieur, offrant aux enfants une autonomie inédite au sein du foyer. Mais cette redéfinition de l’ordre familial donne aussi de nouvelles responsabilités aux plus jeunes : il leur faut surveiller les plus petits, faire la file pour la nourriture, travailler à la ferme familiale ou dans l’industrie de guerre", décrit ainsi Bruno Benvindo.
Une guerre omniprésente
Même l’école cesse d’être un espace protégé. Que ce soit en Allemagne ou en France, la guerre pénètre dans les classes. Les enfants sont incités, tous les jours, à prendre part à l’effort commun. Les enseignants font mention des combats et exaltent la défense du pays, tandis que les livres sont des outils idéologiques utiles à la cause nationale. Les écoliers se voient aussi mobilisés à leur niveau, chargés de vendre des emprunts de guerre ou de préparer des colis pour les soldats au front.
De nombreux objets d’époque présentés lors de l’exposition témoignent de cette omniprésence du conflit. Sur des cartes postales patriotiques, de petits enfants posent fièrement le drapeau à la main. Les jouets portent aussi cette empreinte guerrière. "Soldats de plomb, tanks et sous-marins n’ont jamais eu autant la cote", souligne Bruno Benvindo. "Durant la seconde partie du conflit, la production de jouets militaires diminue toutefois fortement. Ceci s’explique par la pénurie de métal : priorité est accordée à l’industrie de guerre. Mais les producteurs notent aussi que la demande de jouets militaires est simplement en baisse, témoin d’une lassitude croissante face à une guerre qui n’en finit pas".
Les enfants ne sont pas seulement touchés indirectement par ces violences qui déchirent une grande partie du monde. Certains d’entre eux se retrouvent aussi parfois propulsés dans l’œil du cyclone. À seulement 10 ans, Yves Congar, un habitant de Sedan voit débarquer les Allemands dans sa ville. Sur son journal intime, il écrit et dessine cette occupation : "Tout le monde ne parle plus que de la guerre. Je ne peux plus penser qu’à la guerre. Je veux être soldat et me battre".
Des enfants soldats
Le petit français ne prendra pas le fusil, mais d’autres se sont retrouvés sous l’uniforme bien avant l’heure. L’exposition permet de découvrir un aspect moins connu de la Première Guerre mondiale : les enfants-soldats. Même si c'était exceptionnel, certains pays ont été tentés de fermer les yeux sur l’âge de leurs recrues. En France, Jean-Corentin Carré s’est ainsi engagé à 15 ans après avoir menti sur son identité. En Russie, Marina Yurlova, fille d’un colonel cosaque, a pour sa part intégré l’armée à 14 ans.
De façon encore plus tragique, des enfants ont aussi été le témoin direct d’atrocités. Ainsi, l’exposition se termine avec le témoignage particulièrement poignant d’Aurora Mardiganian. À 14 ans, cette Arménienne, vivant en Anatolie, voit sa vie basculer. Nous sommes en 1915. "Notre maison est la plus belle de la ville, elle a un sol en marbre et beaucoup de tapis. À côté des divans aux coussins en soie, il y a un piano. Mon père est banquier, c’est un homme d’affaires respecté", raconte-t-elle dans son autobiographie "Ravished Armenia". "Soudain, ma mère entre dans la pièce toute pâle. ‘Mère qu’y a-t-il ?’ Elle montre la fenêtre du doigt". À la porte de la maison, les Turcs. Ils viennent chercher toute la famille. Aurora assiste au meurtre de son père et de son frère, avant d'être déportée avec sa mère et ses sœurs vers le désert syrien. Elle est la seule de la fratrie à survivre à cette marche forcée et au génocide arménien. Miraculeusement, elle réussit à prendre la fuite et à émigrer aux États-Unis.
Comme Marina ou George et Eric Butling qui ont perdu leur père, décédé en France d’une dysenterie, six à huit millions d’enfants sont devenus orphelins suite à la Première Guerre mondiale. Cette violence exercée contre eux se reproduira malheureusement à de nombreuses reprises tout au long du XXe siècle. "'La Guerre en culottes courtes' montre que la Première Guerre mondiale inaugure un siècle où les plus jeunes deviennent un enjeu majeur des grands conflits. Ils sont à la fois cibles de la violence, témoins du deuil, et moteurs de la mobilisation nationale", résume Bruno Benvindo. "La guerre, autrement dit, devient totale en 1914-1918. Elle le reste sans doute encore aujourd’hui".
L'exposition "La guerre en culottes courtes", à voir jusqu'au 2 avril 2017, Historische Huizen Gent - Abbaye Saint-Pierre, Gand, Belgique.