Dans le monde du cinéma, la Chine mène une partie d’échecs en fin stratège. Elle place au fur et à mesure ses pions dans les plus grands studios de production américains. Mais pourquoi Wanda, Alibaba investissent-ils tant à Hollywood ?
Le 4 novembre, le groupe chinois Wanda annonçait fièrement le rachat de Dick Clark Productions, la société américaine productrice des Golden Globes et du concours Miss America. Cette incursion chinoise dans le monde de l’entertainment américain n’est pas du tout une première. Depuis une plusieurs années, des groupes chinois ont amorcé une offensive sur Hollywood.
Alibaba, le géant chinois du e-commerce fondé par Jack Ma, officialisait le 9 octobre dernier une association avec Amblin Partners, les studios de Steven Spielberg. Objectif : "Apporter davantage de Chine aux États-Unis, et davantage d’États-Unis en Chine." Quelques années auparavant, le groupe Wanda – créé par Wang Jianlin, l’homme le plus riche de Chine – avait successivement racheté le réseau de salles de cinéma AMC, acquis une participation majoritaire dans Legendary Entertainment ("Jurassic World", "Interstellar", "The Dark Knight Rises") et signé un partenariat avec Sony Pictures. Et le studio Lionsgate ("Hunger Games", "Twilight") s’était rapproché de la chaîne privée chinoise Hunan TV.
Mais alors pourquoi cette offensive de la Chine sur Hollywood au moment où la croissance du marché du cinéma est fulgurante au pays de Xi Jinping ?
L'intérêt financier
Il s’agit d’abord d’une stratégie financière. "Wanda est l’exemple typique d’une société de l’immobilier qui doit se reconvertir dans une activité qui a un avenir", analyse pour Mashable FR Clément Magar, directeur général de Go Global à Pékin. Cette filiale du groupe américain IM Global a pour mission d’augmenter la visibilité du cinéma chinois à l’international.
En apportant des fonds à Hollywood, Wanda, Alibaba et les autres s’imposent comme de nouveaux acteurs clés de l’industrie cinématographique. Et ils comptent bien-sûr récolter les recettes financières de ces futures coproductions au box-office international, mais aussi au box-office chinois. Ce dernier aurait généré près de 6 milliards de revenus en 2015, d’après les statistiques officielles relayées par Le Monde, et devrait devenir le plus important marché de la planète en 2019.
Ce poids lourd économique vit pourtant en partie grâce au succès des films américains auprès du "public très jeune" des salles du pays, précise à Mashable FR Noël Garino, économiste et responsable artistique et technique du Festival du cinéma chinois en France. Pour Luisa Prudentino, sinologue spécialiste du cinéma chinois, "les Chinois sont inquiets du succès des films américains dans les cinémas chinois et ne veulent plus que cela se passe au détriment des films chinois. Alors pour contrer et contrôler cette influence, ils s’associent".
"Les Chinois ont besoin d'acquérir les techniques américaines"
L’intérêt financier n’est pas le seul moteur de ces incursions chinoises à Hollywood. "Depuis les années 1920, la Chine est séduite par Hollywood. Les histoires, les façons de divertir, les techniques de réalisation, la maîtrise des effets spéciaux des États-Unis intéressent depuis longtemps", observe Luisa Prudentino, interviewée par Mashable FR. Un avis partagé par Noël Garino qui explique que "pour le moment, les Chinois font faire à l’étranger la post-production et les effets spéciaux de leurs films. Ils ont besoin d’acquérir de la technique".
Alors quoi de mieux que d’aller apprendre sur place comment créer un blockbuster ? L’arrivée de ces groupes au cœur du mythique Hollywood "concrétise le rêve des Chinois" qui vont apprendre à "faire comme eux… avant de faire mieux qu’eux", prévoit la sinologue italienne.
Mais cette collaboration sino-américaine ne se fera pas sans conséquences sur le contenu des films. Pour séduire le bureau de la censure chinois – qui n’autorise qu’un quota annuel de diffusion de 34 films étrangers sur le territoire –, on a déjà vu Columbia Pictures changer le scénario de "Pixels" et faire que les extraterrestres attaquent le Taj Mahal d’Inde plutôt que la Grande Muraille de Chine. Ou les studios Marvel de Disney rallonger "Iron Man 3" de quatre minutes dans sa version chinoise pour ajouter de toutes pièces des personnages chinois au film. Ou encore la Fox décider de sauver Matt Damon grâce à une fusée gentiment offerte à la NASA par l’agence spatiale chinoise dans "Seul sur Mars".
La menace de la censure ?
Quelques jours après l’annonce du rapprochement entre Wanda et Sony Pictures, seize membres du Congrès américain adressaient une lettre à John Carlin, procureur général adjoint et chef de la sécurité nationale au département de la Justice des États-Unis. Ils s’inquiétaient des "efforts de la Chine pour censurer différents sujets et exercer un contrôle propagandiste sur les médias américains". Si la directrice de la production des studios Legendary Entertainment assurait au New York Times qu’il n’y avait eu "aucune interférence avec le storytelling" depuis l’acquisition par Wanda, personne n'est dupe de l’influence chinoise.
"Les scénarios sont présentés à Pékin"
"Les producteurs, les scénaristes, les acteurs n’ont pas d’intérêt particulier à faire de la censure mais en Chine, ils sont bien-sûr obligés de se plier aux règles de la censure", raconte Clément Magar à Mashable FR. "Les scénarios sont présentés à Pékin, puis des compromis sont souvent pris sur le montage où l’on supprime des scènes violentes ou de sexe. Il arrive aussi que le titre soit changé avant que le film puisse être diffusé en salles."
Et les coproductions sino-américaines n’échapperont pas à cette censure dont les décisionnaires "seront d’ailleurs encore plus regardants sur le contenu". Mais ces contraintes seront la condition d’accès au gigantesque mais protégé box-office chinois pour les Américains, qui y trouvent donc en partie leur compte. Le film "La Grande Muraille" réalisé par Zhang Yimou avec Matt Damon et Willem Dafoe, attendu courant 2017 et co-produit par la filiale Legendary East, sera le premier exemple du mariage sino-américain de Legendary Entertainment.
"La Chine veut élargir son soft power dans n’importe quel domaine"
Alors voir la Chine sauver le monde dans "2012" ou "Seul sur Mars" doit-il nous inquiéter ou doit-on s’y habituer ? Les avis divergent. Pour Noël Garino, "l’influence chinoise existe déjà" – les exemples cités plus haut le prouvent – et cela va simplement continuer ainsi, ni plus ni moins. Luisa Prudentino, par contre, est beaucoup plus alarmiste. Selon elle, l’objectif stratégique de la Chine est sans équivoque : "Élargir son soft power dans n’importe quel domaine." Même si Wanda est un groupe privé, "il n’existe pas sans l’appui du gouvernement et véhicule donc des messages pour des raisons nationales". Et puisque Wanda a pour objectif de faire de l’ombre à Disney et de dominer toute l’industrie du divertissement, "le gouvernement ne peut qu’appuyer cette ambition d’imposer le soft power chinois à l’international".
Si les investissements chinois à Hollywood se sont considérablement accélérés en 2016, Paris aussi attire l’intérêt de la Chine. Fin septembre et après avoir déjà cofinancé la production de "Valérian et la Cité des mille planètes", le groupe chinois Fundamental Films s’offrait près de 28 % des parts du capital du studio de production français de Luc Besson EuropaCorp. Mais impossible pour l’heure de dire si le scénario d’une Chine tenant dans le creux de sa main toute la production cinématographique mondiale relève de la fiction ou de la réalité.
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