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"Soyez patients avec nous" : le cri du cœur des victimes du 13-Novembre

L’association Life for Paris, qui regroupe près de 700 victimes des attentats du 13-Novembre, organise une grande journée de commémoration ce dimanche. L’objectif : se souder, se retrouver, s’écouter. France24 était au côté des bénévoles.

"Vivement lundi", souffle Serge, 41 ans, bénévole au sein du Conseil d’administration de Life for Paris. Dimanche, cette association de victimes des attentats du 13-Novembre a prévu de réunir des centaines de personnes – victimes, familles et amis de victimes, primo intervenants, élus, journalistes, habitants du quartier ou simples passants - pour une grande journée de commémoration. D’abord, un hommage se tiendra à partir de 12h30 sur le parvis de la mairie du 11ème, auquel tout le monde est invité. Ensuite, la cérémonie se poursuivra, sur invitation, dans une salle municipale du même arrondissement jusque 18h00. Discours, hommages, concerts, table ronde réunissant d’éminents spécialistes de la résilience ou encore exposition artistique présentant certains des messages les plus touchants ramassés par les Archives de Paris devant les sites des attentats…

La journée s’annonce intense. Mais d’abord, il reste pas mal de travail à abattre pour la petite équipe venue, en ce jeudi pluvieux de novembre, mettre la main à la pâte. Les uns aident à l’accrochage de l’expo, les autres au fléchage du parcours. "On a pris la responsabilité d’organiser un truc assez gros, car on voulait vraiment ouvrir l’événement au public et en faire quelque chose de vivant, pas glauque", explique Serge. Du coup, c’est stressant". Mais il n’y a pas que la logistique qui préoccupe cet informaticien de carrière, langage précis et doux, allures de rockeur avec sa queue de cheval, regard pacifique et songeur. Il y a, bien sûr, la charge émotionnelle d’être projeté un an en arrière dans l’enceinte du Bataclan pour ce concert fatidique au cours duquel sa vie a basculé.

Triple peine physique, affective et psychologique

Ce soir-là, Serge a été victime d’une triple peine : physique d’abord, une balle lui ayant traversé le bras, sans toutefois l’atteindre profondément. Affective ensuite, puisque sa femme, qui l’accompagnait, n’a pas eu cette chance. Elle est décédée, lui laissant la charge de leur petite fille, cinq ans aujourd’hui, et de deux ados d’une première union dont Serge s’occupe comme beau-père. Psychologique enfin, puisque depuis les évènements, il souffre d’un syndrome post-traumatique. Tristesse, fatigue, insomnie, manque d’appétit, problèmes de mémoire et de concentration, bruits parasites, images – toujours les mêmes – qui tournent en boucle… Chez Serge, la plupart de ces symptômes bien connus des psychiatres et des neurologues vont et viennent depuis un an. "Le SPT, c’est fluctuant, explique-t-il. Parfois, ça va mieux. Parfois, on rechute. Le truc embêtant, c’est que ça peut surgir n’importe quand, sans prévenir. Il n’y a pas de signes avant-coureurs. Alors quand ça va bien, il faut en profiter".

Le mois dernier, Serge a quitté l’entreprise où il était resté seize ans comme technicien informatique et avait rencontré sa femme. "Comme beaucoup d’autres membres de notre asso, je ne voyais plus aucun intérêt à mon boulot", déclare-t-il. Mais il n’entend pas pour autant "rester trop longtemps sans travail, ou se complaire dans le statut de victime". Être dans l’action, c’est crucial à ses yeux. C’est l’une des raisons pour lesquelles il a décidé de s’impliquer dans l’association Life For Paris (LFP), née sur Internet quelques jours après les attentats à la faveur d’un post Facebook.


"Ce qui s’est passé au Bataclan, c’est comme un puzzle"

Outre l’occasion de "découvrir autre chose et se rendre utile", Serge a trouvé en son sein de nouveaux amis, ou du moins des gens avec qui échanger. "Entre membres, on se comprend. On ne ressent pas le décalage que l’on ressent avec nos anciens amis. Au début, j’avais des blancs. Ce qui s’est passé au Bataclan, c’était comme un puzzle que j’ai pu reconstituer petit à petit en discutant avec les autres, même si je n’y arriverai jamais complètement".

Caroline, rescapée du Bataclan, Pierre*, rescapé d’une terrasse dont il veut taire le nom, Alexis, dont les parents ont réussi à s’échapper de la salle de concert et qui auraient dû être avec eux, parce "Les Eagles, c’est un groupe qu’on écoute en famille"… Ils sont nombreux, les membres de LFP à témoigner du pouvoir thérapeutique de l’échange. "Pouvoir parler à d’autres victimes, c’est formidable", confirme Valérie, une attachée de presse dans la mode qui était aussi au Bataclan il y a un an et qui a rejoint le conseil d’administration de LFP début septembre. Tu peux parler à ta meilleure amie, ce ne sera jamais pareil. Ce partage, cette communication, on ne la trouve nulle part ailleurs que dans cette asso. Moi en tout cas, ça m’a aidée à donner du sens à cette merde."

Un projet hors norme pour étudier les processus de construction de la mémoire

Ce besoin d’échanger, de confronter ses souvenirs à ceux des autres afin de retrouver la logique des évènements et se reconstruire est précisément au cœur d’un projet de recherche hors norme intitulé "Programme-13-Novembre".

Emmené par Denis Peschanski, historien, chercheur au CNRS, président du conseil scientifique du Mémorial de Caen, et Francis Eustache, directeur de l’unité de recherches de l’Inserm à Caen, il se déroulera sur 12 ans. Son objectif ? Étudier la construction et l’évolution de la mémoire après les attentats du 13 novembre, et en particulier l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective.

En pratique, des équipes vont recueillir puis analyser les témoignages d’un groupe de 1 000 personnes volontaires issues de quatre cercles plus ou moins proches des évènements, des survivants directs aux habitants de Caen, Metz et Montpellier. Les mêmes personnes seront interrogées à quatre reprises, en 2016, 2018, 2021 et 2026.

Renvoyer au passé ce qui lui appartient, et le mettre à distance

La toute première campagne d’entretiens, effectuées auprès du Cercle 1, c'est-à-dire des survivants, de leurs proches et des acteurs-intervenants (policiers, militaires, médecins et Croix-Rouge) vient tout juste de se clôturer. À ce stade, il est encore trop tôt pour en tirer des enseignements – ces données n’ont pas encore été analysées – mais ce qui ressort du travail effectué, c’est la richesse exceptionnelle des témoignages, affirme Denis Peschanski. "Rien que pour le Bataclan, nous avons conduit une centaine d’interviews. Chacune raconte une histoire différente. Il y a ceux qui y sont restés 3 minutes, d’autres 3 heures ; ceux qui étaient en haut, en bas, dans la loge, pris en otage, seuls ou avec leurs compagnons…"

Recouper ces témoignages, selon le chercheur, peut être un facteur de mieux-être puissant, car beaucoup de victimes en proie au syndrome post-traumatique souffrent d’un problème de ressassement. En d’autres termes, des images du passé envahissent leur présent et les empêchent de vivre normalement. "En général, ce ressassement se focalise sur le choc lui-même, soit une toute petite partie du paysage mémoriel. L’une des clés pour s’en sortir consiste à réussir à se créer une vision globale de l’événement afin de renvoyer au passé ce qui lui appartient, et le mettre à distance."

Prendre soin des vivants

Au total, 2 000 heures d’enregistrement ont déjà été collectées. Certains témoignages recueillis par les enquêteurs étaient tellement difficiles à entendre qu’un suivi psychologique à leur intention a été mis en place. Tous se sont remis à fumer, déplore Denis Peschanski. "C’est dur, mais on a reçu des lettres très émouvantes de victimes nous disant que parler leur avait permis de s’apaiser. Notre programme n’a pas de vocation thérapeutique, il est purement scientifique, mais s’il peut aider les survivants à comprendre que leur mémoire évolue, qu’ils ne seront pas toujours figés là-dedans, c’est bien."

Serge y croit. Un jour, lui aussi, il réussira à conjuguer "j’ai été victime" au passé. Mais cela prend du temps, un temps différent pour chacun. "C’est le message que notre association veut faire passer dimanche, conclut Caroline Langlade, présidente de LFP. Il faut prendre soin des vivants. Un traumatisme est ancré dans notre chair. Cela peut durer toute notre vie et ce n’est pas nous qui l’avons choisi. Ne nous oubliez pas. Soyez patients et indulgents avec nous, parce que demain, cela pourrait vous arriver à vous."

* Le prénom a été changé