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Front d’Orient : une Première Guerre mondiale toujours aussi présente en Macédoine

envoyée spéciale à Bitola – Il y a 100 ans, mon arrière grand-oncle Joseph trouvait la mort sur le front d’Orient en Macédoine. Un siècle plus tard, il ne reste plus de trace de son passage, mais dans ce pays des Balkans, la guerre a laissé des marques indélébiles.

En ce 13 novembre 1916, c’est dans un brouillard épais que les soldats français du 2e régiment bis de zouaves sont partis à l’attaque. Positionnés dans les environs du petit village serbe de Slivica, ils ont face à eux des Bulgares, alliés de l’armée allemande. L’objectif est simple : sortir de leurs tranchées et parvenir jusqu’aux lignes ennemies. À 14 heures, l’assaut est donné. Pendant plusieurs heures, les zouaves progressent péniblement sous un déluge de feu. Les combats sont particulièrement violents. "Après des efforts sans cesse renouvelés, les lignes parviennent à distance d'assaut des positions fortifiées de l’ennemi et s'y jettent à la baïonnette vers 17 h 30", peut-on ainsi lire dans le journal du régiment. Cette rude journée se solde finalement par un succès : plus de 400 Bulgares sont faits prisonniers.

Mais dans les rangs du 2e bis de zouaves, de nombreux soldats manquent à l’appel. Plus de 80 ont été blessés et une trentaine ont perdu la vie, dont mon arrière grand-oncle Joseph Gondet, âgé de seulement 22 ans. Cent ans après son décès, au printemps dernier, j'ai suivi ses traces dans ce même village de Slivica qui appartient désormais à la Macédoine. Le fracas de l’artillerie et des tirs a laissé place au silence. Il n’y a pas âme qui vive dans ce petit coin montagneux des Balkans, mis à part une unique famille d'agriculteurs. Face à moi, la colline que Joseph a dû gravir sous le feu ennemi. D'en haut, le paysage est à couper le souffle. La nature est encore sauvage et les pentes sont couvertes de fleurs. D’ici, on domine toute cette région appelée boucle de la Cerna du nom de la rivière qui la traverse.

Des casques pour nourrir les cochons

En la contemplant, je me dis que c’est un bel endroit pour me recueillir en mémoire de mon arrière grand-oncle. De lui, je n’ai aucune photographie. Je n’ai retrouvé que quelques archives administratives, comme sa fiche de décès ou son nom sur le journal du régiment. Il n’a pas non plus de sépulture connue. De son passage sur cette terre de Macédoine, à 2500 km de sa Bretagne natale, il ne reste rien.

Pourtant en voyageant dans ce pays, je me rends rapidement compte que la Première Guerre mondiale a laissé une marque indélébile. Dans les villages que je traverse, je suis surprise de voir des fils barbelés de la Grande Guerre entourant des champs, des tôles de l’armée française en guise de toit pour les granges ou encore d’anciennes baïonnettes qui font office de piquets dans des jardins. "Après la guerre, les différentes armées ont laissé beaucoup de choses sur place. Le gouvernement a essayé de nettoyer, mais la population locale a gardé certains de ces objets métalliques pour les utiliser", m’explique mon guide Jove Pargovski, qui a créé un organisme touristique pour mieux faire connaître le Front d’Orient. "Je me rappelle que mon grand-père utilisait des casques pour nourrir ses cochons. On s’en servait aussi comme pots de chambre pour les bébés. De nombreux habitants ont des collections de cartouches ou de grenades".

C’est le cas de Mitko Nalevski, le vétérinaire du village de Gradesnica, situé à une trentaine de kilomètres de Slivica. Depuis plusieurs dizaines d’années, ce Macédonien rassemble des vestiges qu’il expose fièrement dans son jardin. "J’espère un jour pouvoir créer un petit musée", raconte-t-il tout en me faisant visiter sa collection à ciel ouvert. Il m'offrira en souvenir une cartouche d'un fusil français, non sans avoir vérifié qu’il n’y a plus de poudre à l’intérieur.

Car ces vestiges de la Première Guerre mondiale ne sont pas sans danger. À plusieurs reprises, sur la route, nous découvrons des munitions qui n’ont pas explosé. Le chauffeur se souvient d’ailleurs qu’enfant il s’amusait parfois avec des grenades de 14-18 mais que par miracle, il n’a jamais été blessé. "Il y a d’autres histoires qui se sont terminées plus tristement", ajoute Jove Pargovski. "De nombreux obus ou des grenades encore chargées reposent dans la terre. Cent ans après, ils remontent à la surface après de fortes pluies ou si quelqu'un creuse le sol. Il faudrait faire un nettoyage intensif, mais cela coûterait très cher au gouvernement et comme notre région est peu peuplée, je ne pense pas que cela soit une priorité".

"Il y a comme une odeur de poudre, non ?"

Franck Roger, un passionné de la Grande Guerre, dont l’arrière-grand-père a été blessé en 1916 alors qu’il était dans l’armée d’Orient, a lui aussi l’habitude de découvrir ce genre de munitions au cours de ces randonnées. "Dans le film 'Capitaine Conan', on entend cette phrase : ‘Il y a comme une odeur de poudre non ? " Je l’ai prononcée sur tous les champs de bataille que j’ai visités, mais ici, en Macédoine, elle a vraiment un sens", résume-t-il. Depuis une dizaine d’années, ce Français, membre de l’association nationale du souvenir des Fronts d’Orient, essaye de localiser et de répertorier les traces du conflit dans cette zone : "Ce qui m'a le plus touché, c’est de retrouver, par exemple, un monument français à l’abandon dans le cimetière de Bitola (NDLR : la deuxième ville de Macédoine), des inscriptions laissées par les soldats sur des rochers, dans les montagnes, ou encore des tombes oubliées avec des stèles écrites en français". Mais pour cet historien amateur, ce sont surtout les rencontres qui l’ont le plus marqué : "Quand je discute avec des personnes âgées, elles me racontent la guerre vécue par leurs aieux et les histoires sur la présence des Poilus. De nombreuses routes portent le nom de 'chemin des Français'. Beaucoup ne comprennent toujours pas pourquoi ils sont venus se battre jusqu’ici".

Pour preuve, lorsque nous rencontrons les parents de Jove Pargovski, qui vivent aussi à Gradesnica, ils me regardent un peu comme une bête curieuse. Leur fils vient de leur apprendre que mon arrière-grand-oncle est tombé au combat ici dans leur pays. Nous ne parlons pas la même langue, mais dans leurs yeux, je vois de l'étonnement, mais aussi beaucoup de compassion. Selon mon guide, nous avons finalement une histoire commune. Nos ancêtres ont partagé les mêmes souffrances, même s’ils n’étaient pas du même côté : "Mes grands-parents avaient trois enfants lorsque la guerre a commencé. Mon grand-père a dû rejoindre l’armée bulgare et ma grand-mère s’est retrouvée seule avec ses enfants. Il n’y avait plus rien à manger et ils sont tombés malades. Aucun des trois n’a survécu. Entre 60 et 80 % de la population locale est morte durant la Première Guerre mondiale".

"Je ne vous oublie pas"

Pour mieux faire connaître ce passé, Jove Pargovski retrace sur un blog l’histoire des civils de sa région durant la Grande Guerre. Il travaille aussi avec Franck Roger pour faire reconstruire un ancien monument dédié au Poilus d’Orient qui a disparu il y a quelques années. Le Macédonien et le Français allient leur force pour faire vivre cette mémoire et entretenir le souvenir de ceux tombés ici il y a cent ans. "Quand je lis des récits de soldats, ce qui les hantait le plus au-delà de leur disparition, c’était l’isolement dans la mort. Ils avaient peur de ne jamais recevoir de bouquet sur leur tombe ou la visite d’un proche. Au cours de ces voyages, je leur dis : ‘Je suis là, je ne vous oublie pas. Vous n’êtes plus si loin’", assure Franck Roger.

Joseph devait lui aussi avoir cette peur avant de disparaître en ce 13 novembre 1916. Une angoisse qui s’est révélée exacte. En cent ans, aucun des membres de ma famille n’était jamais venu jusqu’en Macédoine. Il aura fallu attendre un siècle et une arrière-petite-nièce pour que ce voyage se réalise enfin. Sur les flancs du village de Slivica, Joseph s’est comme volatilisé, mais désormais son souvenir demeure.

Le parcours de Joseph Gondet de son arrivée sur le Front d'Orient à sa mort