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Tunisie : entre quelles mains tomberont les dattes de l’oasis de Jemna ?

Depuis quelques mois, l’oasis de Jemna, en Tunisie, est devenue le symbole de la résistance paysanne contre l'État. Entre lutte pour l'exploitation de terres étatiques et revendications sociales, les dattes de Jemna suscitent bien des convoitises.

Dans la quiétude d’un début de semaine, dans l’oasis de Jemna (sud de la Tunisie), à quelques kilomètres de la petite ville éponyme, des adolescents grimpent aux palmiers afin de décrocher les premières dattes de la récolte 2016 au son de leurs chants.

La récolte vient à peine de commencer et aucune datte, estampillée du nom de "Déglet Nour" (les dattes de la lumière), n’est laissée de côté. Cette année, les fruits ont un goût particulier : celui de la victoire en demi-teinte remportée par l’Association de défense et de protection des oasis de Jemna, en charge du domaine, contre le gouvernement tunisien qui a tenté de faire main basse sur la terre de la palmeraie, propriété domaniale.

"Notre but n’est pas de défier l'État", explique Taher Tahri, président de l’Association et ancien professeur de français. Depuis quelques mois, le combat de cet homme et de ses confrères agriculteurs a porté au centre de l’actualité et de l’attention des politiques cette petite ville de 7 000 habitants pratiquement collée à Douz, aux portes du désert tunisien.

L’origine du bras de fer qui oppose les paysans à Tunis se trouve dans l’histoire même de la terre où verdoie l’oasis. D’abord propriété coloniale sous le protectorat français, la palmeraie a été créée en 1937. Puis, en 1964, le terrain est nationalisé par l'État tunisien qui en confie la gestion à la Société tunisienne de l’industrie laitière (Stil) entre 1974 et 2002. À cette date, la société fait faillite et la palmeraie se retrouve entre les mains de deux entrepreneurs.

Pendant ce temps, et bien malgré eux, les Jémniens sont laissés en marge de ces tractations. Ils revendiquent pourtant cette terre depuis un demi-siècle. En 2011, après un sit-in historique de 96 jours post-révolution, les habitants ont réussi à récupérer les terres sur lesquelles ils ont fait eux-mêmes fructifier l’oasis. Mais aujourd’hui, cinq ans après la révolution, se pose encore la question de la légalité de leur présence.

"Prédation de l'État"

Le cas de Jemna n’est pas isolé en Tunisie. Comme l’explique l’historien Mohamed Elloumi, sous Bourguiba, les terres domaniales étaient l'objet d'une "prédation de l'État". Cette mainmise s'est exacerbée sous Ben Ali : le dictateur est allé jusqu'à donner certaines terres à ses proches. Après la révolution, Tunis s'est donc lancé dans une bien vaste entreprise : récupérer ces terres...

"Cette remise en cause [des "prédations de l'État"] est le fait, d’une part, des populations locales qui contestent le processus de colonisation intérieure par la bourgeoisie urbaine et par les proches de Ben Ali et, d’autre part, du gouvernement issu des élections d’octobre 2011, qui répondaient aux revendications de la révolution du 14 janvier", écrit-il dans un article universitaire sur la question.

En 2011-2012, la réappropriation de ces terres a parfois causé beaucoup de tort à l’État – vols de récolte et des pertes de plusieurs milliers de dinars. Mais d'autres lieux, laissés à l’abandon, ont été exploités par les citoyens. À Jemna par exemple, ils ont créé un modèle de développement économique inédit : les bénéfices de la récolte des dattes sont utilisés pour financer le bon fonctionnement de la palmeraie mais aussi les infrastructures et le développement de la ville.

Un nouveau modèle économique et solidaire

L’association qui a repris l’oasis en 2011 s’occupe de l’entretien de la palmeraie. Au départ, les enjeux de cette reprise étaient multiples : la pollinisation, le désherbage et l’irrigation. Le travail est aujourd’hui réparti entre l’association et les acheteurs annuels qui doivent s’occuper de la récolte et embaucher des journaliers pour récupérer les dattes, les conditionner puis les écouler sur le marché. Depuis quatre ans, près de 130 agriculteurs travaillent ainsi régulièrement dans l’oasis.

"Il y a eu des problèmes au début. Certains voulaient faire une société d’exploitation et pas juste une association. Mais des voix se sont élevées et le business est resté le fruit d’une sorte d’entreprise solidaire", raconte Ghassen Ben Khelifa, ex-journaliste pour le site Nawaat aujourd'hui en charge de la communication du comité de soutien de Jemna, un organisme qui assure la liaison entre la mobilisation locale et les manifestations hebdomadaires à Tunis.

Légalité versus légitimité

Lorsque que l’État a réclamé en septembre 2016 la reprise des terres de Jemna, les exploitants de l’oasis ont répondu en vendant aux enchères la future récolte de dattes à plus d’un million de dinars (environ 400 000 euros) lors d’une vente publique, orchestrée par l’association, en présence de députés tunisiens qui ont signé le procès-verbal final. C’est un homme de Jemna, Saïd Jaouadi qui a acheté la récolte. 

"Nous ne voulions pas attendre que l’État mette la main sur la vente de ces dattes qui est le fruit de notre travail", se justifie Taher Tahri.

Depuis le début des tensions, il tente de trouver un équilibre entre préservation de l’oasis et négociations avec le gouvernement. Il a rencontré les différents chefs de gouvernement qui se sont succédé au fil des années, ainsi que les ministres de l’Agriculture et des Terres domaniales successifs, mais sans jamais parvenir à un accord permanent.

À ces épineuses négociations s'ajoute un obstacle d'ordre légal : l’État tunisien ne peut pas louer la terre à une association car celle-ci est normalement sensée poursuivre un but non-lucratif. Si l’association se transforme en société, elle court le risque de ne pas remporter l'appel d'offre obligatoire pour l'attribution d'un droit d'exploitation. "Nous sommes encore en train de chercher une solution justement pour que l’association ait des garanties", lâche Nizar Snoussi, l'avocat de l’association. Le 21 octobre, le tribunal administratif a gelé les comptes bancaires de l’association ainsi que ceux de l’homme d’affaires qui avait acheté la récolte.

Le ministère des Domaines de l’État estime qu’entre 50 000 et 70 000 hectares de terre ont été accaparés et gérés illégalement par des citoyens tunisiens après la révolution. En août 2016, l’Assemblée a voté un amendement à la loi qui régit les terres domaniales pour permettre ces récupérations. La situation de l’oasis de Jemna n’aurait donc pu être qu’une confrontation de plus entre le gouvernement tunisien et des populations marginalisées, jugeant ces terres, objet des revendications révolutionnaires, mais l’affaire est rapidement devenue politique.

L’État de droit contre l’État faible

Après la vente aux enchères de la récolte, le bureau du leader du parti islamiste, Rached Ghannouchi a publié un communiqué dans lequel il incitait le gouvernement à trouver une solution pour Jemna et à gérer ces terres par l’intermédiaire d’une sorte de "fondation".

Dans un contexte où le nouveau gouvernement au pouvoir depuis cet été tente de réinstaurer la notion "d’État de droit", Jemna est devenu un cas difficile à classer.

L’UGTT, principale force syndicale du pays est restée silencieuse sur le cas de Jemna. Selon Belgacem Ayari, un haut responsable de l’UGTT, le syndicat a du mal à se positionner face à une association dont les membres ne sont pas syndiqués : "Le cas de Jemna est hors du système [...] c’est difficile de prendre position", dit-il, lapidaire.

Les revendications de la révolution de nouveau dans le débat public

Pour les habitants de Jemna et les exploitants de l'oasis, l’enjeu est bien plus prosaïque : pouvoir continuer de vivre des fruits de Jemna. Environ 70 saisonniers y travaillent sur des périodes de 3 à 6 mois. Certains viennent de Jemna, d’autres de Kasserine, Sidi Bouzid, Tozeur. Houda Hajji, 31 ans, penchée sur son labeur, le visage à moitié dissimulé par des foulards pour se protéger de la poussière, vient de l’un des endroits les plus reculés de Tunisie : Hassi El Frid.

"On n’a rien dans notre région. Ni route, ni eau courante... on galère ici, et après, aux yeux du gouvernement tunisien, nous somme des terroristes... Nous subissons beaucoup d’injustice. Mon frère a une maîtrise en français depuis 2008 et il n’a toujours pas trouvé de travail, c’est moi qui le prend en charge et je ne suis pas la seule dans ce cas."

Alors que les négociations continuent à Tunis, le comité de soutien de Jemna organise des ateliers de réflexion autour du modèle économique de Jemna, dans l'espoir qu'il fasse des émules ailleurs en Tunisie.

C’est le cas par exemple dans le village d’El Golâa, à 10 kilomètres de Jemna, où une palmeraie plantée à l’entrée de la ville dans un ancien parc municipal est auto-gérée.

"Nous savions que tout prendrait du temps si nous passions par des démarches administratives. Avec l’argent alloué au parc municipal nous avons planté 188 palmiers et maintenant, toute la ville peut en profiter", se réjouit Younes Ben Arfa, un élu du village.

Les membres de l’Association de défense et de protection des oasis de Jemna nourrissent l'espoir de voir leur mouvement suivre le même chemin que celui des sans-terres au Brésil. D’autres comparent la situation de Jemna à la lutte du Larzac en France dans les années 80, lorsque des paysans français s’étaient mobilisés pendant une décennie contre l’expropriation de leur terre. D’autres encore veulent en faire une ZAD, une zone à défendre, en s’inspirant de l’expérience française.