logo

"Samson et Dalila" retrouvent la scène de l’Opéra de Paris après 25 ans d’absence

L'histoire biblique de Samson et Dalila, un homme puissant qui se perd dans les bras d’une femme ennemie, est reprise à l’Opéra de Paris jusqu’au 5 novembre 2016, après plus de deux décennies d'absence de la scène parisienne.

Longtemps — pendant 25 ans — avant que l’opéra "Samson et Dalila" de Camille Saint-Saëns ne soit repris à l’Opéra de Paris (jusqu’au 5 novembre 2016), le public parisien associait l’air "Mon cœur s’ouvre à ta voix" aux récitals de grandes chanteuses lyriques. Il l’entendait dans les enregistrements de Maria Callas et Jessye Norman, ces voix hors norme, qui charrient l’émotion brute et collent le frisson dès la première note émise. Cet air est devenu incontournable pour toute mezzo-soprano qui se respecte.

Pour voir les vidéos et images sur vos tablettes et téléphones, cliquez ici.

C’est aussi par cet air que le comédien Michel Fau se glisse dans la peau d’une diva dans son "Récital emphatique", en n'épargnant aucune des mimiques et boursouflures d’une chanteuse narcissique, et en flirtant de sa voix de fausset avec les zones de la mue, pour déclencher le rire du public. L’inclassable Klaus Nomi a lui aussi défendu, de son timbre qui convoque l’étrangeté et l’abolition des genres, entre opéra et cabaret, le fameux "mon cœur s’ouvre à ta voix".

Aujourd’hui, en allant à l’Opéra de Paris, on entend enfin cet air dans son environnement dramaturgique. Il trône au climax de l’œuvre "Samson et Dalila", au moment où Dalila la Philistine veut éprouver l’amour de Samson, héros du peuple hébreu opprimé, et lui tirer l’aveu de sa force surhumaine. "Réponds à ma tendresse, verse-moi l’ivresse", lui susurre-t-elle. Cet air si sucré se trouble d’un arrière-goût de poison, il a la saveur effrayante de la trahison. Samson se laisse envoûter et finit par dévoiler son secret : il tient sa force de ses cheveux. Dans le récit biblique, Dalila endort Samson sur ses genoux et coupe sa tonsure pendant son sommeil - une scène devenue fétiche dans la peinture de Rembrandt, Rubens et Paul-Albert Rouffio, ou chez le cinéaste Cecil B. DeMille. Mais dans le livret de l’opéra de Camille Saint-Saëns, Samson s’en charge lui-même, en démonstration de sa passion amoureuse. Il est fait comme un rat dans la seconde qui suit : Dalila a appelé les gardes au secours.

Deux femmes puissantes

Dalila, tout comme Carmen dans l’opéra de Georges Bizet, est une femme puissante de caractère et de voix, telle que la société de la fin du XIXe siècle commençait à les célébrer. Ces sont deux opéras quasi-jumeaux de naissance : "Carmen" est donné pour la première fois en 1875 à l’Opéra-Comique, soit deux ans avant "Samson et Dalila", créé en Allemagne, à Weimar - l’Opéra de Paris était trop frileux pour aborder ce sujet sulfureux en plein retour du religieux et de la bienséance qui a caractérisé la deuxième moitié du XIXe siècle. Qu’une femme à la voix grave, ni épouse, ni prostituée, attire un héros biblique dans son lit, sans même accepter de l’argent en retour, était trop ambigu pour être acceptable. L’Opéra de Paris a mis plusieurs années à l’inscrire à son programme - ce sera en 1892.

"Samson et Dalila" est alors devenu un ouvrage chouchou des scènes lyriques, représenté des centaines de fois durant le XXe siècle. Jusqu’à cette phase récente de désamour, venant des institutions parisiennes en particulier, pour les grands ouvrages français du XIXe siècle. Cela faisait 25 ans que l’œuvre fétiche de Saint-Saëns n’avait pas été portée sur la scène de l’Opéra de Paris. "Carmen", elle, n’avait pas été jouée pendant une décennie jusqu’à sa reprise en 2012. Trop kitsch, trop connu ? Marqué d’un orientalisme de pacotille qui froisse le bon goût parisien ? L’absence a créé le manque, et lorsque ces deux œuvres sont reprises à l’Opéra de Paris, elles créent l’événement. Toutes les projections et ré-interprétations sont permises : Carmen devient une blonde peroxydée inspirée de l’univers du cinéaste Pedro Almodovar ; Dalila, dans l’actuelle mise en scène de Damiano Michieletto, est prise de remords et tente de se suicider.

"Samson et Dalila" sur Arte Concert

Le chef d’orchestre Philippe Jordan, directeur musical de la grande maison parisienne, avoue avoir eu un "coup de foudre" pour la partition de Saint-Saëns. "Richesse d’invention de la mélodie, orchestration foisonnante, sens théâtral bouleversant", écrit-il à propos de l’œuvre musicale, qu'il place à la croisée entre les grands compositeurs les plus innovants de la fin de siècle, Liszt, Berlioz et Wagner, mais aussi sous influence de Bach pour les couleurs harmoniques presque grégoriennes du chœur des Hébreux, et nourri des nombreux voyages de Saint-Saëns en Égypte et en Algérie. De cet éclectisme, Philippe Jordan fait son miel. Il va jusqu’à appuyer les temps forts de l’orchestration un peu pompeuse, quand le peuple des Philistins célèbre la défaite de Samson en sautant en rythme sur un podium façon rave électro décadente.

Anita Rachvelishvili, de Tbilissi à Paris

Le succès de cette production est également porté par le rôle-titre, la Géorgienne Anita Rachvelishvili. Repérée à Tbilissi, sa ville natale, passée par la prestigieuse académie de la Scala de Milan, la mezzo-soprano s’est révélée dans une production de Carmen de Bizet en 2009, aux côtés du ténor le plus en vue en ce moment, l’Allemand Jonas Kaufmann. Depuis, Anita Rachvelishvili parcourt les grandes salles du monde, tour à tour Carmen et Dalila, enrichissant au fur et à mesure des représentations sa palette vocale aussi charnue que mordorée, puissante que sensuelle.

"Dalila a mauvaise réputation, mais je la vois juste comme une femme très patriote, et je pense que je ferais la même chose pour mon pays", explique la chanteuse en interview dans Télérama. "Elle aime son pays et les siens, elle ressent le besoin de faire tout ce qui est possible pour qu'ils l'emportent sur leurs adversaires. Je peux très bien comprendre cela."

Anita Rachvelishvili flirtera précisément avec les limites du patriotisme lyrique géorgien en acceptant de se produire à Moscou cet hiver - et balaye déjà les réactions outrées qui ne manquent pas d’arriver à ses oreilles. En attendant, sur la scène parisienne, elle impose par son tempérament indépendant dans le rôle de Dalila aux côtés d’un Samson letton, Aleksandrs Antonenko, lui aussi issu d’un petit pays anciennement sous le joug soviétique, aux relations tendues avec la Russie actuelle, et où la scène musicale croise les intérêts politiques. À voir leurs grandes accolades amicales une fois que le rideau est tombé, on se dit qu’ils ont plus que le chant en partage.