logo

Dix ans après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, la presse russe est muselée

Le tragique anniversaire de la mort de la journaliste Anna Politkovskaïa, en 2006, permet de jeter une lumière crue sur l'état de la liberté de la presse en Russie : depuis quelques années, l’arsenal législatif et judiciaire s’est encore renforcé.

Les journalistes de Novaïa Gazeta, le bihebdomadaire russe d’opposition, ont toujours "la rage". Dix ans après l’assassinat de l’une des leurs, Anna Politkovskaïa, les commanditaires du meurtre ne sont toujours pas connus. Pour marquer ce tragique anniversaire, les consoeurs et confrères de Novaïa Gazeta publient une vidéo, pour dire leur volonté d'établir, jusqu’à ce que la lumière soit faite, les responsabilités dans le meurtre de l’enquêtrice qui a travaillé inlassablement sur la Tchétchénie et les abus de pouvoir du Kremlin, au prix de sa vie.

Anna Politkovskaïa a connu plusieurs fois la détention en Tchétchénie, au cours de ses enquêtes journalistiques sur les violences perpétrées par les forces russes et les milices pro-russes. Lors de la prise d’otage dans une école à Beslan, en Ossétie du Nord en septembre 2004, elle tenta de jouer l'intermédiaire, mais dans l'avion qui la transportait à Rostov, elle fit un malaise et dut être hospitalisée, très probablement victime d'une tentative d'empoisonnement. Son enquête sur le déroulement de la prise d’otage, qui s’est soldée par la mort de 331 otages dont 186 enfants, ainsi que celle de 31 terroristes, fait référence. L'assassinat, à l'âge de 48 ans, de cette opposante à Vladimir Poutine, l'homme fort du Kremlin, n’avait été une surprise pour personne tant sa vie avait été maintes fois menacée.

"Juste après le meurtre d’Anna, nous nous sommes réunis et nous avons décidé de fermer le journal, car aucun journal ne mérite le sacrifice de vies humaines", se souvient Sergueï Sokolov, rédacteur en chef adjoint du bihebdomadaire, dans une interview à l’AFP. "Mais les plus jeunes de la rédaction s’y sont opposés. Et nous avons décidé de continuer, à une condition : retrouver les coupables des meurtres de nos journalistes. Tôt ou tard, nous y arriverons".

Depuis sa création en 1993, six journalistes ou collaborateurs de Novaïa Gazeta ont perdu la vie. Concernant Anna Politkovskaïa, le procès qui s’est tenu en 2014 a permis de condamner cinq hommes, dont quatre Tchétchènes, à de lourdes peines de prison. Mais "justice n’a pas été faite", estime Sergueï Sokolov. "Oui, ceux qui l’ont tuée sont en prison, mais pas leur patron, ni le patron de leur patron". Pour ce journaliste, la justice s’est arrêtée en chemin et l’affaire n’est pas classée, contrairement à ce qu'affirment les hommes politiques.

Les lois liberticides

Au cours de la décennie qui a suivi le meurtre d’Anna Politkovskaïa, beaucoup de médias ont été inquiétés, les journalistes, intimidés ou tués : Mikhaïl Beketov est devenu lourdement handicapé après un passage à tabac en 2008, avant de mourir en 2013. L’Ukrainienne Anastasia Edouardivna Babourova enquêtait sur les réseaux néo-nazis pour Novaïa Gazeta lorsqu’elle a été assassinée en janvier 2009 dans les rues de Moscou aux côtés de l’avocat spécialiste des droits de l'Homme, Stanislav Markelov.

Reporters sans frontières (RSF) classe la Russie très bas dans son classement de la liberté de la presse : le pays est 148e sur 180, juste après le Pakistan et avant le Mexique et la Turquie. "Confronté en 2011-2012 à un vaste mouvement de contestation, Vladimir Poutine s’emploie depuis lors à étouffer la société civile et à restreindre l’espace du débat public", remarque Reporters sans frontières.

Pas plus tard que le 5 septembre, Le journaliste tchétchène Jalaoudi Guériev a été condamné à trois ans de prison. L’accusation officielle de "détention de drogue" cache mal, selon RSF, "un verdict politique en forme de punition pour ses activités professionnelles". Cet été, les autorités russes ont publié une liste de 6 000 personnes supposées mener des activités "terroristes et extrémistes". Parmi eux, deux figures du journalisme indépendant : Nikolaï Semena et Anna Andrievskaïa. Ceux-ci font l’objet de poursuites judicaires pour leur collaboration supposée avec des médias hostiles à l’annexion de la Crimée. "Cette publication jette l’opprobre sur ces deux journalistes et compromet gravement leur sécurité", analyse Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie Centrale de RSF, "surtout dans le contexte polarisé et inflammable de la Crimée. L’effet d’intimidation est dévastateur : n’importe quel reporter pourrait tout aussi bien y figurer."

La législation russe s’emploie à réduire drastiquement le champ de la liberté d’expression. "Ces dernières années, remarque RSF, les lois liberticides se multiplient à un rythme si effréné que le Parlement s’est attiré le surnom d''imprimante enragée'. Les médias indépendants sont de plus en plus souvent désignés comme membres d’une 'cinquième colonne' vouée à déstabiliser le pays. Les principales organisations de défense des médias ont été déclarées 'agents de l’étranger'."

Le Net aurait-il pu sauver Anna Politkovskaïa ?

Et la toile ? Hier encore assez libre, Internet est désormais contrôlée de près. "La liste noire de sites Internet bloqués, créée en 2012, ne cesse de s’allonger. Les blogueurs influents sont désormais tenus de s’enregistrer sous leur vrai nom et soumis à des obligations voisines de celles des médias. On ne compte plus les utilisateurs des réseaux sociaux arrêtés pour des propos qu’ils n’ont fait que relayer ou 'liker'", rapporte RSF.

Il y a six ans, la communauté d’internautes qui s’intéressait au travail du journaliste-blogueur Oleg Kachine, s’était fortement émue de son agression le 5 novembre 2010. La toile apparaissait alors comme le lieu de contestation et de prise de parole sans censure, à la fois caisse de résonance de l’extrême-droite comme des pourfendeurs de la corruption. Au point où une journaliste du site Gazeta.ru regrettait qu’Internet n’ait pas existé du temps d’Anna Politkovskaïa : les utilisateurs auraient pu faire bloc autour de la journaliste et de son travail d’enquête. Mais la liberté de la toile s’est réduite comme peau de chagrin depuis, surveillée et cadenassée par le gouvernement russe. En juin, le Parlement a voté une loi rendant les agrégateurs d’information responsables des articles qu’ils mettent en avant. Avec le risque d’une amende allant jusqu’à 3 millions de roubles (41 000 euros) en cas de récidive, les sites internet visés (pas tant Google ou Yahoo! News, peu visités en Russie, que Yandex et Mail.ru), sont fortement incités à ne pas relayer des informations "d’importance publique" dont la véracité pourrait être remise en question par le Kremlin.