Malgré des irrégularités dénoncées par l’opposition lors du premier tour de la présidentielle haïtienne, la communauté internationale a décidé de maintenir le scrutin prévu dimanche 24 janvier. Décryptage d’une position qui dérange.
Les manifestations dans les rues de Port-au-Prince n’auront pas suffi à faire annuler le second tour de l’élection présidentielle prévu dimanche 24 janvier en Haïti. Le président Michel Martelly, appuyé par celle que l'on nomme la communauté internationale, a en effet décidé de maintenir le scrutin dans la république des Caraïbes malgré des irrégularités dénoncées par l’opposition et la Commission d'évaluation électorale indépendante, lors du premier tour.
La "nébuleuse" internationale
Les électeurs haïtiens qui se déplaceront aux urnes n’auront qu’un seul candidat à élire, Jovenel Moïse, soutenu par l’actuel chef d'État Michel Martelly. Son principal opposant, Jude Célestin, arrivé deuxième au premier tour, a lui décidé de ne pas se présenter à cette "farce ridicule".
Un jugement partagé par certains intellectuels haïtiens, à l’instar de Lyonel Trouillot. Dans une interview à l'AFP, le romancier et poète dénonce pour sa part "l'obsession de prolonger un processus pourri qui n'est que parodie et mascarade de la part de la communauté internationale et de l'actuel exécutif haïtien". Il fustige aussi "l'influence très négative que les puissances occidentales ont pu exercer sur la réalité haïtienne". Et d’ajouter, "cela fait quand même à peu près une dizaine, voire une douzaine d'années, que toutes les décisions politiques haïtiennes sont prises pratiquement sous le diktat de cette nébuleuse qu'on appelle la communauté internationale".
Cette "nébuleuse", composée du "Core group", un groupe composé des ambassadeurs du Brésil, du Canada, de l’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de la France, de l’Union Européenne, du représentant spécial de l’Organisation des États Américains (OEA) et des Nations Unies, a en effet plaidé avec insistance pour le maintien du scrutin.
Des intérêts "multiples"
Quelles sont alors les raisons qui poussent la communauté internationale à maintenir un scrutin entaché par les fraudes ? "Elles sont multiples et pas forcément cohérentes", explique Anne Lescot, réalisatrice et anthropologue franco-haïtienne à France 24. "Il y a d’abord une volonté évidente de maintenir le pays dans un état constitutionnel et une obsession de la stabilité. Les grandes puissances veulent à tout prix que la transition politique s’effectue dans le plus grand calme afin d’éviter toute révolte populaire. Organiser des élections permet de donner l’illusion aux citoyens qu’un semblant de changement s’effectue".
L’autre raison est d’ordre économique. "Le pays, qui tourne au ralenti, est dans l’attente de la prochaine présidence. Un état de flottement que ne peut supporter plus longtemps ce pays rongé par la misère", estime-t-elle.
"Il n’est pas dit non plus que la communauté internationale veuille un autre interlocuteur que Michel Martelly, qui a toujours accepté de jouer son jeu, ou son successeur", s’autorise à penser la spécialiste des questions haïtiennes. D'ailleurs, c’est elle qui avait porté Michel Martelly au pouvoir en 2011." Avec lui, les grandes puissances ont l’avantage de ne pas avoir de surprise." Enfin, souligne Anne Lescot, "la communauté internationale n’ait vraiment le choix des candidats. Il n’y a actuellement aucun candidat réellement capable de rivaliser", avoue-t-elle, avec lassitude.
Des "mafieux et des voyous"
Reste la raison de l’argent. "La communauté internationale a engagé des frais dans ces élections et ne veut pas les financer à nouveau", expliquait Christophe Wargny, universitaire et collaborateur du Monde Diplomatique, le 19 janvier à France 24. Le problème est que la communauté internationale croit encore "qu’organiser des élections dans le respect du droit électoral est le gage d’une bonne gouvernance. Mais c’est faux. Les trente années catastrophiques sous la présidence de Michel Martelly ont déjà prouvé le contraire."
Lors du premier tour de la présidentielle, à peine 26 % des électeurs s'étaient exprimés, preuve de la fracture entre la classe politique et la population. "La communauté internationale traite Haïti comme un malade profond que l’on maintient sous perfusion, comme si la classe politique était fiable alors qu’elle n’est faite que de voyous et de mafieux", fulmine l’universitaire.