
"Qui a peur des femmes photographes ?" Certainement pas le Musée d’Orsay qui présente 400 clichés de 160 femmes pris entre 1839 et 1945. Une exposition fleuve qui met en lumières celles que l’Histoire a en partie éclipsées.
Imaginez que le tout premier iPhone vous ait été offert en main propre par Steve Jobs, le jour même de sa sortie. C’est en substance ce qui arriva à Frances Benjamin Johnston à une autre époque. En 1888, la photographe américaine, alors âgée de 24 ans, se vit offrir par George Eastman, fondateur de Kodak, son appareil photo phare fraîchement inventé et qui allait révolutionner l’histoire de la photographie. Ainsi que celle de la jeune femme.
Frances Benjamin Johnston est la première femme photojournaliste américaine. Née parmi l’intelligentsia de Washington, elle a tiré le portrait des intellectuels de son époque, révélé l’intimité de Theodore Roosevelt à la Maison blanche, documenté les conditions de vie des Afro-Américains dans le sud des États-Unis et s’est invitée sur l’ "USS Olympia", le mythique navire conduit par l’amiral George Dewey qui mena bataille au cours de la guerre hispano-américaine de 1898.
Si certaines de ses plaques sont passées à la postérité – quand on tente de se figurer Mark Twain, l’image que l’on se fait du père de Tom Sawyer, avec ses moustaches gauloises et son nuage de cheveux blancs, correspond probablement au portrait réalisé par "Frannie" – la photographe a, elle, été quelque peu oubliée. De même que Lady Hawarden ou Julia Margaret Cameron, photographes tout aussi reconnues à leur époque, mais perdues depuis dans les affres de la mémoire sélective.
Les femmes ont toujours pratiqué la photo
C’est en partie cette injustice que pallie "Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945", présentée au musée d’Orsay à Paris, jusqu’au 24 janvier 2016. En déroulant plus d’un siècle de photographie (1839-1945), de production exclusivement féminine, l’exposition permet de (re)découvrir le travail de femmes hors du commun que l’Histoire a en partie éclipsées.
"Les femmes photographes sont toutes exceptionnelles", s’émerveille auprès de France 24 Thomas Galifot, l’un des deux commissaires de l’exposition, partagée entre l’Orangerie (pour la partie de 1839 à 1919) et le musée d’Orsay (de 1919 à 1945). Selon ce conservateur qui a passé plus de trois ans à rechercher des archives dispersées entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, l’histoire de ce médium ne peut s’envisager sans prendre en compte leur rôle prépondérant.
Malgré l’idée encore largement répandue que la photographie aurait longtemps été une affaire technique, donc une affaire d’hommes, les femmes ont pratiqué la discipline depuis sa création. En attestent les tirages de 1839 de Constance Talbot – épouse et assistante du pionnier de la photographie, William Henry Fox Talbot. Et non seulement, elles ont toujours fait des photos, mais elles ont rapidement investi tous les champs de la discipline (portraits, nus, paysages, mais aussi documentaires, reportages et reportages de guerre), qu’elles ont largement contribué à institutionnaliser.
La photo comme moyen d’émancipation
Plutôt qu’à retracer une histoire de la photo féminine ou tenter de mettre en scène une vision féminine de la photographie, l’exposition d’Orsay cherche à montrer la relation singulière et évolutive entre les femmes et le médium. Car si elles ont su mettre leur féminité au service de l’art, elles ont aussi su utiliser leur savoir-faire pour faire évoluer leurs droits.
Dans un premier temps, la photo leur a permis de conquérir des champs traditionnellement dévolus aux hommes : la rue, la politique, la guerre. "Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les femmes ont utilisé la photographie comme moyen d’émancipation, individuel et collectif", souligne Thomas Galifot. Fin du XIXe, elles prétextent donc la prise de vue pour sortir de chez elles "en tout bien tout honneur", voyager et se dégager des obligations familiales. Frances Benjamin Johnston a toujours refusé de se marier, de faire des enfants et tenait à son indépendance financière.
Début du XXe, les femmes photographes se politisent. Au Royaume-Uni, elles s’engagent aux côtés des suffragettes, dont elles médiatisent le mouvement pour le droit de vote féminin. Enfin, dès la Première Guerre mondiale, des professionnelles documentent la mobilisation des armées, comblant les derniers fossés entre les territoires masculins et féminins.
Gerda Taro – compagne de Robert Capa à qui on a longtemps attribué le travail de cette dernière – est encore la seule femme à couvrir la guerre d’Espagne qui lui coûta la vie, en 1937, écrasée par un char après plusieurs jours passés avec les combattants républicains.
Mais, durant la Seconde Guerre mondiale, elles sont une dizaine de photoreporters, envoyées sur le front par des titres de presse prestigieux, dont Germaine Krull pour "Vu", Lee Miller pour "Vogue" ou Margaret Bourke-White pour "Life".
Aventurières de la subversion
Esprits libres et indépendants, les femmes ont enfin contribué à développer une nouvelle écriture photographique, n’hésitant pas à défier les frontières entre licite et illicite, moralité et immoralité, féminin et masculin. "Ces aventurières ont su utiliser ce qu’on attendait d’elles en tant que femmes, pour contourner les codes, sociétaux, moraux et esthétiques", ajoute Thomas Galifot.
En 1840, la britannique Lady Clementina Hawarden produit des clichés très subversifs de ses filles où elles apparaissent pieds nus, cheveux défaits, regard effronté avec toute l'iconographie de la prostituée. À la même époque, Julia Margaret Cameron n'hésite pas à érotiser des portraits d'enfants qui feraient polémique aujourd'hui. Leurs héritières poursuivront l’exploration.
Certaines figures – comme Laure Albin Guillot, avec ses nus masculins, ou Claude Cahun, dont les autoportraits interrogent l’identité et les genres – sont reconnues aujourd’hui comme de grandes pionnières de la modernité. Une question subsiste : à quand le troisième volet de l’exposition qui couvrira la période de 1945 à 2015 ?