Le 20 octobre 1915, une cinquantaine de personnes mouraient dans l'explosion d'une usine de grenades de la rue de Tolbiac, à Paris. Pour l'effort de guerre, les industries du cœur de la capitale française fonctionnaient alors à plein régime.
"Il ne reste plus rien, pas un mur, pas un pilier debout, rien que des débris calcinés, épaves de toutes sortes, morceaux de métal tordus, poutres et planches à demi consumées, verre réduit en miettes, plâtras, chiffons et partout des taches de sang". Dans son édition du 22 octobre 1915, le journal "Le Temps" témoigne des stigmates de la violente explosion qui a ravagé une usine située au cœur de Paris, entre les numéros 174 et 168 de la rue de Tolbiac, deux jours auparavant. Le bilan est très lourd : 48 personnes ont été tuées, plus d’une centaine ont été blessées : "On put voir les agents, les pompiers et les soldats transporter sur des civières des cadavres et des débris de cadavres qu’ils allaient déposer dans un poste de secours […] transformé en une façon de morgue, où la lugubre exposition avait un caractère d’épouvante et d’horreur".
Dans toute la capitale l’émotion est immense. Le président de la République Raymond Poincaré se rend le jour même sur les lieux. Un service funèbre est organisé pour les victimes un mois plus tard, à Notre-Dame de Paris, en présence de nombreux officiels.
La chute d’un paquet de grenades
Cette tragédie n’a pas eu lieu à n’importe quel endroit. À ce niveau de la rue de Tolbiac, c’est une fabrique de grenades qui a été complètement détruite. Selon un article du "Journal des débats politiques et littéraires", daté du 22 octobre 1915, les causes sont accidentelles : "Il y eut deux explosions à un quart d’heure d’intervalle [...] La première a été provoquée par la chute d’un paquet de grenades tombé d’un camion sur lequel on venait d’opérer un chargement".
L’établissement appartient alors à Louis Billant, un ingénieur mécanicien détenteur de nombreux brevets. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, il met notamment au point un nouveau type de grenade, la P1, la première percutante. Comme l’explique quelques semaines après l’accident Albert Thomas, sous-secrétaire d’État chargé de l’artillerie et des munitions, Louis Billant a été sollicité par l’armée pour produire "en grand" cette grenade "très efficace": "À côté de son atelier, il y avait un terrain vague, il demanda à l’occuper. Des officiers du génie firent avec lui un certain nombre de démarches pour l’installation et c’est ainsi que l’atelier fut établi dans la rue de Tolbiac".
Des traces de cette explosion dans le cimetière du Père Lachaise
#1GM Dans ce carré, on trouve les tombes offertes par la ville aux victimes de l'explosion d'une usine de grenades. pic.twitter.com/0TCww4uQCW
— Stéphanie Trouillard (@Stbslam) 5 Septembre 2015Un fort besoin en munitions
En ce début de XXe siècle, l’installation d’une usine de munitions en plein cœur de la capitale n’a rien d’anormal. "Paris est alors une ville éminemment industrielle. Avant guerre, le nord, l’est, le sud et le sud-ouest de la ville comptent de nombreux établissements. Paris ne s’est pas encore vidée de son peuple ouvrier et celui-ci y travaille encore", explique Thierry Bonzon, maître de conférences en Histoire contemporaine à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. "Il faut bien comprendre que la capitale se vit aussi comme une ville du front, étant plusieurs fois bombardée. De toutes les capitales en guerre, c’est celle qui est le plus près de la ligne de feu", précise ce spécialiste de l’histoire urbaine de Paris.
Et en effet, en cette année 1915, les combats font rage à quelques dizaines de kilomètres de la ville. Face à cette guerre de positions, l’armée a un grand besoin de munitions. Dans les usines, les cadences s’accélèrent. Officiellement, pour des raisons de sécurité, la fabrique de Tolbiac ne doit fournir quotidiennement que 5 000 grenades, mais comme le souligne le député Louis Auguste Navarre en décembre 1915 lors d’une interpellation à la chambre des députés, l’usine, pressée par l’état-major, fabrique en réalité "15 000 grenades par jour". Pour Thierry Bonzon, les autorités civiles et militaires n’ont pas d’autre choix : "Ménager l’arrière alors que les pertes au front sont de plus de 450 000 hommes pour les seuls quatre premiers mois du conflit n’est pas une option. Le confort de l’arrière pèse peu face au sacrifice des soldats".
Après l’accident, l’usine de Louis Billant n’est plus qu’un tas de ruine, mais l’inventeur de la grenade P1 part diriger une nouvelle fabrique d’armement à Bourges. La capitale n’en a pas pourtant fini avec les drames industriels. "Deux autres explosions sont restées dans les mémoires" durant la Grande Guerre, précise Thierry Bonzon. Le 4 mars 1916, dans le fort de la Double-Couronne à Saint-Denis, où sont entreposés des grenades et des obus fabriqués dans les usines alentours, 27 personnes perdent la vie dans un incident "vraisemblablement dû à la chute d’une caisse de grenades". Deux ans plus tard, le 15 mars 1918, l’explosion d’un dépôt de 15 millions de grenades à la Courneuve fait 30 morts et plus de 600 blessés. "Les immeubles, de Montmartre aux Buttes-Chaumont, sont ébranlés. On relève des vitres cassées jusque dans les quartiers centraux de Paris", décrit l’historien.
Pourtant, 100 ans après ces événements, ces faits-divers particulièrement meurtriers se sont peu à peu effacés des mémoires. Rue de Tolbiac, rien ne laisse aujourd'hui imaginer la terrible journée du 20 octobre 1915. Un lycée professionnel et des immeubles d’habitations ont depuis longtemps remplacé la fabrique. Sur leurs murs, aucune plaque visible ne rend aujourd’hui hommage aux 48 civils, ouvriers et sauveteurs, victimes de l’usine de grenades.