Mis en examen pour chantage et extorsion de fonds, les journalistes français Éric Laurent et Catherine Graciet reconnaissent avoir reçu de l’argent mais assurent que la transaction leur a été proposée par un émissaire du roi du Maroc.
Mis en examen, samedi 29 août, pour chantage et extorsion de fonds, le journaliste Éric Laurent et sa consœur Catherine Graciet se défendent d’avoir réclamé trois millions d’euros au royaume du Maroc contre la non-publication d’un livre accusateur sur la famille royale.
Bien qu’ils reconnaissent tous deux avoir reçu une avance de 40 000 euros chacun, les deux reporters assurent que la transaction leur a été proposée par un émissaire de Mohammed VI et font part de leur intention de publier leur ouvrage. Dans une interview au site du quotidien "Le Monde", Éric Laurent affirme s’être fait piéger et qu’il a accepté la somme pour des raisons personnelles mais aussi pour ne pas "déstabiliser un régime".
"On voit très bien dans les procès-verbaux tirés des enregistrements : il n’y a aucune demande de ma part. Il y a encore moins de menace de chantage. Nulle part", affirme l’écrivain-journaliste en référence à la première rencontre, le 11 août, dans un palace parisien, avec un avocat du royaume chérifien qui a enregistré l'échange avec son téléphone.
"Si j’avais eu la volonté d’exercer un chantage, la première des choses aurait été de lui demander d’arrêter son portable, de sortir la batterie, de le mettre ailleurs, ajoute-t-il. À aucun moment, il n’y a de ma part un seul mot qui relève du chantage." Au total, le journaliste et son contact se sont rencontrés trois fois. Catherine Graciet n’aurait assisté qu’au troisième rendez-vous, à l'issue duquel les deux journalistes ont été interpellés vendredi.
"Une tentation, pas un chantage"
Éric Laurent nie avoir prémédité une demande d’argent. "Du début à la fin, notre intention était de faire un livre. Sauf qu’il y a eu ces conversations avec ce personnage qui propose un accord, qui dit qu’il faudrait s’engager à ne plus publier sur le Maroc. Je me dis pourquoi pas. Mais il ne s’agit pas de chantage. Ça n’a jamais existé." Et d’ajouter : "C’est une tentation, pas un chantage."
Le journaliste prétend avoir eu la faiblesse de protéger le pays des révélations contenus dans leur enquête. "C’est un sujet très complexe concernant la famille royale et certains comportements. Donc je me dis : après tout, on n’a pas envie, quelles que soient les réserves que l’on peut avoir sur la monarchie, que s’instaure une république islamique. S’il propose une transaction, pourquoi pas."
Catherine Graciet, journaliste d’investigation avec laquelle Éric Laurent a déjà signé "Le Roi prédateur", un livre à charge contre le royaume du Maroc, assure elle aussi être victime d’un guet-apens. "Je n'ai jamais voulu faire chanter qui que ce soit. Je suis tombée dans un piège", se défend-elle dans les colonnes du "Parisien" daté de ce lundi 31 août.
Accès de faiblesse
Les deux mis en examen assurent être entrés en contact avec les autorités marocaines pour les besoins de leur enquête. "J’ai appelé Mounir el-Majidi [secrétaire de Mohammed VI] pour une raison très simple : dans ce livre que nous avions en préparation, il y avait des éléments concernant la famille royale que nous voulions croiser avec le palais", indique Éric Laurent. "On les met en cause sur 300 pages, il fallait leur donner la parole", rapporte pour sa part Catherine Graciet.
Au second rendez-vous, l'avocat aurait maintenu, selon elle, sa proposition et demandé qu'elle assiste à une troisième rencontre. "J'y vais pour voir parce que je n'arrive pas à y croire", assure-t-elle. Je pense même qu'une tentative de corruption, cela ferait un beau chapitre d'ouverture... En même temps je me méfie." Cette rencontre avec l'avocat "dure des heures". "Il repart, revient, nous pousse à la négociation. Moi, je me sens perdue", raconte-t-elle.
L'avocat leur remet une avance de 40 000 euros chacun après avoir transigé à deux millions d'euros pour la non-parution du livre. "J'ai eu un accès de faiblesse... C'est humain, non ?", s'interroge-t-elle.
Elle signe le protocole renonçant à écrire sur la monarchie et dit avoir pensé : "j'ai la preuve que c'est un corrupteur, puisqu'il l'a signé lui aussi." Dans ce document que s'est procuré le "Journal du dimanche", les deux auteurs s'engagent à "ne plus rien écrire sur le roi du Maroc, en contrepartie du versement de la somme de deux millions d'euros", et réclament une avance.
Interpellée avec Éric Laurent dans le hall de l'hôtel, Catherine Graciet dit avoir "compris la manipulation, la police en embuscade, les écoutes, le traquenard. On ne m'a même pas laissé la chance de regretter, de voir ce que j'allais faire après. Mais je me suis fait la promesse que notre livre sortira." "Je serais maintenant vraiment partisan de le sortir, et j’en aurais très envie", a également fait savoir son confrère.
"Contournement de procédure"
L’avocat de Catherine Graciet s’est indigné des méthodes utilisées pour parvenir à l’interpellation de son client. D’après le "Journal du dimanche", l'avocat marocain se serait chargé lui-même des enregistrements, y compris une fois l'enquête lancée, en lieu et place des policiers, en raison des limites fixées par la loi française à l'écoute des journalistes au nom de la préservation de leurs sources.
"C'est un contournement de procédure. Quand on demande à un avocat de faire des écoutes sauvages à la place de la police, il y a un problème", a déclaré Me Éric Moutet. Je ne peux que dénoncer cette pratique de recollement des preuves se faisant de manière aussi déloyale, voire totalement illégale".
L'avocat se "réserve donc la possibilité de déposer toute requête en nullité de la procédure relative à ces écoutes sauvages". Sollicité par l'AFP, le parquet de Paris n'a pas souhaité faire de commentaire dans l'immédiat.
Pour le conseil d'Éric Laurent, Me William Bourdon, les deux écrivains sont tombés dans un "traquenard", une "opération politique" de Rabat contre deux journalistes "dont l'enquête est de nature à révéler de lourds secrets".