Le centre d'histoire Guerre et Paix de Souchez, dans le Pas-de-Calais vient d'ouvrir ses portes. Dans ce musée consacré à la Grande Guerre, une section est dédiée à la population civile qui a subi pendant de longs mois l'occupation allemande.
Ernest et Raymonde n’auraient manqué pour rien au monde l’ouverture du nouveau musée de Souchez dans le Pas-de-Calais, situé à quelques centaines de mètres de la nécropole nationale de Notre-Dame-de-Lorette. En ce 9 juin, ils sont parmi les tout premiers à découvrir ce centre d’histoire flambant neuf, baptisé "Lens'14-18". "On tenait à venir dès le premier jour comme on l’avait déjà fait pour l’Anneau de la Mémoire. On reviendra ensuite avec nos petits-enfants", explique cette retraitée.
Ces deux visiteurs sont particulièrement émus de déambuler dans les salles de ce musée consacré à la Première Guerre mondiale. Originaires de Loos-en-Gohelle et de Lens, leurs familles ont traversé la Grande Guerre ici-même dans cette région du nord de la France. "Ma mère Maximilienne est née dans une cave en 1915. C’est un médecin allemand qui a accouché ma grand-mère. Il avait perdu une sœur qui s'appelait Maximilienne, c'est pour cela que ma mère a porté ce prénom", raconte Raymonde soulignant ainsi le lien créé entre ses ancêtres et l'ennemi.
Cent ans après, ces souvenirs se sont transmis de génération en génération."Nous avons eu un récit réel et direct de ce qu’ont vécu nos parents. Ma mère, qui était née en 1902, m’a raconté qu’ils vivaient dans les caves en compagnie des Allemands. Ils ont vécu très chichement. Il n’y avait pas grand-chose à manger. Elle faisait de la purée avec des épinards sauvages", décrit aussi son ami Ernest, âgé de 89 ans. "Ils ont mené une vie très rude".
Une visite du musée en vidéo par France 3
"Maintenir la population sous une main de fer"
À partir d’octobre 1914, avec la fin de la guerre de mouvement et la fixation du front, jusqu’en 1918, la population a en effet subi la domination allemande. Durant quatre ans, 70 % du territoire du département du Nord et 25 % de celui du Pas-de-Calais sont occupés par l’armée impériale. Pour mieux faire connaître ce pan oublié de l’histoire de la Grande Guerre, le centre de Souchez consacre toute une section à la vie des civils durant cette période.
"Regardez l’ampleur de la présence allemande", souligne l’historien Yves Le Maner, directeur de la mission "Histoire, Mémoire, Commémorations" de la région, en montrant des photographies de défilés de soldats allemands dans les villes de Lille et de Douai. "Ils ont le sentiment qu’ils vont rester sur le sol du Nord pendant des années. Ils s’installent chez eux. Ils ont leurs orchestres. Ils font des parades sur les places des villes tous les jours. Ils ont des foyers pour leurs soldats. Ils aménagent des cimetières gigantesques. Ils utilisent aussi les prisonniers français pour démoraliser la population en les exhibant dans les rues".
Dans les territoires occupés, tous les pouvoirs sont transférés à l’armée allemande qui impose un régime particulièrement strict aux habitants. "Pour obtenir le calme et faire en sorte que l’armée allemande puisse évoluer comme elle le veut dans l’espace urbain, ils maintiennent la population sous une main de fer", résume Yves le Maner. "Ils vont mettre en place une série de législations de toutes sortes. Plus de 400 affiches ont été apposées sur les murs du Nord. Tout est pris en compte : obligation de balayer les trottoirs, de saluer les officiers, de respecter le cessez-le-feu et même une taxe sur les chiens".
Dans un premier temps, une résistance s’organise. Des réseaux d’évasion de militaires alliés et de civils ou de renseignements sont mis en place. Une presse clandestine est diffusée. Mais les Allemands ne tardent pas à réagir : "Ils rétablissent la situation par une répression sauvage. En septembre 1915, par exemple, ils vont exécuter dans les fosses de la citadelle de Lille, quatre membres d’un groupe de résistants lillois. Parmi les autres héroïnes de la résistance, il y a également cette femme, Louise de Bettignies, qui est morte durant sa détention en Allemagne. Elle dirigeait un réseau de renseignement pour les Britanniques".
Une exploitation économique brutale
La population ne souffre pas seulement moralement mais aussi physiquement. L’armée ennemie multiplie les réquisitions de toutes sortes. Les récoltes et les élevages sont saisis. Les pénuries alimentaires se font sentir. Des civils sont même raflés et déportés pour travailler en Allemagne. "L’exploitation économique de 14-18 a peut-être été encore plus brutale que celle de 1940-1944", estime ainsi l’historien. "Ils ont tiré un profit maximum de toutes les ressources agricoles et surtout ils ont démonté les usines avant de les détruire systématiquement. Cette région était la plus grande surface d’industrie textile en 14 et la deuxième métallurgique du pays. Les Allemands l'ont totalement rasée ainsi que l’intégralité du bassin minier".
Les villes n’échappent pas à ces destructions : "À partir de 1917, les Allemands décident de détruire tous les villages d’où ils se retirent. Ils vont en dynamiter plus de 100. Clochers, usines, arbres fruitiers, il ne reste plus rien". Au sortir de la guerre, les paysages du Nord-Pas-de-Calais sont méconnaissables. Près de 300 communes ont été rayées de la carte. Mais malgré des mois de souffrance et de privations, la population se mobilise et décide de tout rebâtir avec l’aide de l’État : "Les gens sont tous revenus. Il y a eu un élan. Ils ne voulaient pas abandonner".
Alors que les villes sortent de nouveau de terre peu à peu, l’occupation allemande dans le Nord reste vive dans l'esprit de la population locale, mais disparaît de la mémoire collective française. "On a centré notre mémoire de 14-18 sur la victoire militaire, mais on a oublié qu’il y a eu pendant quatre ans une présence écrasante de l’occupant", regrette Yves Le Maner. Cent ans après, le centre de Souchez met enfin en lumière "l’enfer du Nord". Pour Ernest et Raymonde, ce n’est que justice. "Toute cette population ouvrière n’a pas eu la vie bien belle", insiste le vieil homme. "Après la guerre, ils ont été mobilisés pour boucher les tranchées, pour faire des travaux, ils n’ont pas eu le temps de réfléchir. Ils n’avaient que des rudiments d’instruction, mais ils ont gardé le témoignage vivant. On n’a jamais beaucoup valorisé notre région. C’est important qu’on reconnaisse cette histoire, car ici nous avons le culte de nos parents et de nos grands-parents".