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Cannes 2015 : les papys font de la résistance

Festival de Cannes, huitième jour. Où la rumeur sur les talons obligatoires fait oublier la culotte de Sophie Marceau. Et où la "bromance" gériatrique de Paolo Sorrentino s'apparente à un gâteau à la crème : savoureux mais bourratif.

La compétition cannoise entame sa dernière ligne droite et le festivalier, d’un naturel inquiet, angoisse de ne pas encore avoir trouvé sa Palme d’or. Pour l’heure, aucun des films concourant pour le Saint-Graal ne s’est clairement démarqué aux yeux de la critique. "Carol" de Todd Haynes ? Bien mais pas le meilleur Todd Haynes. "Sicario" de Denis Villeneuve ? Bien mais pas le meilleur Denis Villeneuve. Idem pour Joachim Trier et "Louder Than Bombs", Jia Zhangke et "Mountains May Depart" (on en reparle tout de suite). "Mia Madre" a été salué comme un retour réussi de Nanni Moretti à ses fondamentaux, sans toutefois déclencher l’hystérie collective. Bref, les réalisateurs présents sur la Croisette ne sont pas au top de leur forme. Le festivalier, d’un naturel exigent, n’aime pas trop ça. Alors, dès que l’occasion se présente, il se précipite sur le premier scandale venu.

Le dernier en date concerne, une fois de plus, le tapis rouge et ses codes de bienséance. Après la culotte (celle de Sophie Marceau dont nous nous sommes déjà fait l’écho), c’est autour des talons de se retrouver dans l’œil du cyclone. La tornade est partie, sans crier gare, du site anglophone ScreenDaily qui a publié, mardi 19 mai, plusieurs témoignages de femmes affirmant avoir été refoulées aux pieds des marches pour avoir eu l’inélégance de se chausser plat plutôt que haut. De quoi relancer le procès en machisme chaque année intenté au Festival et à son folklore.

L’information aurait pu rester à l’état de rumeur si le cinéaste Asif Kapadia n’y avait mis son grain de sel. Sur Twitter (c’est là que ça se passe), l’auteur du documentaire consacré à Amy Winehouse, présenté hors compétition à Cannes, a en effet rapporté que son épouse avait connu pareille mésaventure. Comme chaque fois en telle circonstance, le délégué général du Festival, Thierry Frémaux, est venu jouer les pompiers en rappelant (sur Twitter, bien évidemment) que la Loi fondamentale régissant la montée des marches ne faisait en aucun cas mention d’un port obligatoire de talons hauts. Pour preuve, nous signalent les observateurs attentifs du glamour cannois, Isabella Rossellini s’est livrée, la semaine dernière, à l’exercice des sandales aux pieds. On attend avec impatience la célébrité qui osera défier le protocole en Birkenstock-chaussettes. Paolo Sorrentino, peut-être ?

Cynique, sexiste, péremptoire

Le réalisateur italien, on le sait, n’a pas peur du ridicule (souvenez-vous de Sean Penn déguisé en Robert Smith dans "This must be the place"). Son cinéma témoigne sans cesse de cette imperturbable confiance en soi qui peut être à l’origine du pire comme du meilleur (souvenez-vous de "La Grande Bellezza", Oscar 2014 du meilleur film étranger). Son dernier film, "Youth" (en compétition), est à cet égard un summum de l’art "sorrentinien" consistant à produire de petits bijoux visuels immédiatement suivis par de l’emphatique chichi émotionnel. "Les émotions sont surestimées", fait dire le cinéaste à l’un de ses personnages, comme conscient de sa propension à en faire des caisses.

La bande annonce du jour

Mais peut-on lui en vouloir ? Le duo que Sorrentino a réuni pour son film constitue un formidable matériau dramatique. Michael Caine, 82 ans, et Harvey Keitel, 76 ans, tous deux excellents, y incarnent deux vieux amis qui profitent d’une paisible et luxueuse villégiature au cœur des Alpes suisses pour se remémorer le temps, la gloire et les conquêtes féminines passés. Tout en prenant soin d’éviter les sujets qui fâchent. Car c’est là le secret de leur indéfectible amitié de 53 ans : ne partager que des bonnes choses. D’où cette légèreté qui infuse une grande partie du film à coups de dialogue savoureux, un brin cynique, un poil sexiste, un tantinet péremptoire.

Mais derrière l’insouciance se cache la gravité. Et c’est là que "Youth" se gâte un peu. Ancien compositeur et chef d’orchestre reconnu, Michael Caine, sous ses dehors de vieux gentleman, peut faire preuve d’un cruel manque de compassion, chose que sa fille et assistante personnelle (Rachel Weisz) ne manque de lui rappeler. Voilà 10 ans, en effet, que le musicien retraité n’a pas daigné rendre une seule visite à sa chanteuse d’épouse, malade à l’état végétatif qui attend de mourir dans une clinique de Venise. Quant à Harvey Keitel, vieux cinéaste persuadé que son prochain film sera son œuvre testamentaire, il est bien trop vaniteux pour se rendre compte qu’il aurait dû raccrocher les gants depuis longtemps. Il faudra toute la franchise de son actrice d’élection, interprétée par Jane Fonda, pour que la vérité lui éclate à la figure. Paolo Sorrentino serait-il en train de nous confier sa propre peur de devenir un cinéaste caricatural ?

Délicieux dans son versant comique, ce film de copains en milieu gériatrique convainc moins dans ses habits dramatiques usés et empesés. Nous ne bouderons toutefois pas notre plaisir. "Youth" recèle suffisamment de fulgurances pour oublier ses faiblesses. Et puis ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de voir réunis dans un même film, par ordre d’apparition : Maradona, Adolf Hitler, Miss Univers (nue) et la reine Elisabeth II (habillée). Sans compter, en fond sonore, le charme désuet du célèbre slow de "La Boom" (Sophie Marceau, membre du jury, appréciera), la folk mélancolique de Bill Callahan et le rock valeureux de Godspeed You! Black Emperor.

"Ton fils, c’est Google Traduction"

Mais - et nous sommes prêts à le parier - la chanson qui deviendra l’hymne officieuse de cette 68e édition du Festival de Cannes ne vient pas de "Youth" mais de "Mountains May Depart" du Chinois Jia Zhangke, lui aussi en lice pour la Palme. Il s’agit de "Go West" des Pet Shop Boys, classique pop des années 1990 sur lequel s’ouvre et s’achève magnifiquement le film.

"Go West", partir à l’Ouest donc, c’est le signe extérieur de réussite ultime auquel tous les parvenus du fulgurant développement économique chinois aspirent. Après avoir fait fortune dans le charbon puis la finance, Jinsheng (Zhang Yi) a, lui, choisi l’Australie pour s’établir définitivement. Et offrir ainsi à son fils, modestement baptisé Dollar (Dong Zijang), une éducation à l’occidentale qu’il reçoit loin de sa mère, Tao (Zhao Tao), restée en Chine. Sobre chronique familiale sur le déracinement, "Mountains May Depart" recouvre, en trois périodes distinctes (1999, 2014 et 2025), un quart de siècle de la vie d’une communauté de destins disséminée entre la Chine industrielle et l’Occident standardisé.

Vingt-cinq années qui débutent par un triangle amoureux et finit sur une relation fils-mère de substitution à tendance incestueuse. Vingt-cinq années de relations pourries par l’argent, la culpabilité et les désillusions. Vingt-cinq années qui se ponctuent par une vision futuriste peu ragoutante d’un monde aseptisé où l’on s’exprime dans une sorte de proto-anglais globalisé (d’où cette réplique pour le moins étrange : "Tu es mon père mais ton fils, c’est Google Traduction").

Le long-métrage de Jia Zhangke n’est pas optimiste, mais moins en colère que son précédent "A Touch of Sin", superbe western moderne qui lui valut un prix du jury en 2013. Plus simple, plus posé, le film se bonifie au fil du temps, continuant même à travailler l’esprit après sa projection. Comme s’il demandait au spectateur de jeter, a posteriori, des derniers ponts entre ses différentes parties. "Mountains May Depart" n’est pas à voir, il est à revoir.

>> À voir sur France 24 : "Paolo Sorrentino et Jia Zhan-Ke de retour sur la Croisette !"