Festival de Cannes, troisième jour. Où le réalisateur grec Yorgos Lanthimos veut transformer les célibataires en animaux. Et le Hongrois Laszlo Nemes interroge la représentation de la Shoah au cinéma.
Il était censé marquer ce 68e Festival de Cannes. Mais à moins que le jury présidé par les frères Coen ne soit pris d’une crise de délire aigüe, notre petit chouchou John C. Reilly ne recevra pas le prix d’interprétation masculine, le 24 mai prochain. Notre déception est d’autant plus grande que, sur la ligne de départ, ce gros poupon d’acteur avait deux fois plus de chances que ses concurrents de l’emporter.
A l’affiche de "Tale of Tales" de Matteo Garrone, le comédien américain figure également au casting de "The Lobster" de Yorgos Lanthimos. Seulement voilà, dans le premier film, il meurt, toutes tripes dehors, au bout de cinq minutes. Dans le deuxième, il n'a qu'un rôle secondaire et finit sa prestation dans la plus pathétique des postures : endormi en slip au milieu d’un bois. Ce n’est vraiment pas de chance.
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John C. Reilly devait pourtant bien se douter que jouer pour le réalisateur grec n’était pas sans risque. Cinéaste qui n’aime rien tant que l’absurde et le malaise, l’auteur du déroutant "Canine" n’est pas connu pour ménager ses personnages. Dans "The Lobster", présenté vendredi en compétition, il menace carrément de les transformer en animaux s’ils ne parviennent à trouver l’amour. Telle est l’idée scénaristique, pour le moins singulière, de ce long-métrage que Thierry Frémaux avait lui-même rangé dans la catégorie des "films dont on ne comprend pas tout".
Audacieux, grinçant, pince-sans-rire, "The Lobster" n’est cependant pas cet ovni inaccessible que le sélectionneur en chef du Festival a essayé de nous vendre. Déconcertant certes, mais pas totalement hermétique. Le propos est même plutôt clair, une critique de l’idéal bourgeois consumériste à peine voilée. Pas besoin en effet d’avoir essuyé les bancs de Normal Sup pour voir dans cette société totalitaire astreignant ses sujets à la vie à deux une cinglante charge contre l’injonction au bonheur, contre le modèle familial canonique que les publicités s’emploient quotidiennement à sanctifier.
Rien de révolutionnaire donc au rayon "dénonciation". Ce qui fait le délice de cette gourmandise grecque, c’est son humour noir, son décalage constant apte à produire des scènes d’une savoureuse excentricité. Telle cette partie de chasse aux célibataires tournée dans un gracieux ralenti ou cette pantomime amoureuse entre deux tourtereaux contraints au silence (Colin Farrel, Rachel Weisz).
Sous son glacis loufoque déconnecté de tout réalisme, "The Lobster" parvient toutefois à libérer de discrets espaces d’humanité qui finissent par émouvoir. Avec son look de comptable moustachu travaillant chez Bricolex, Colin Farrell est étonnamment touchant. Rachel Weisz, sa chaste dulcinée, et Léa Seydoux, sorte de gourou autocrate de la résistance célibataire, s’en sortent plutôt bien. "The Lobster" ne s’est certes pas imposé comme le grand film de l’étrange qu’on annonçait, mais au moins Yorgos Lanthimos, son auteur, aura-t-il réussi à poser les jalons d’un genre encore inédit : la comédie romantique sans romantisme.
"Le fils de Saul" : éprouvante plongée dans l'enfer des camps
Mû par ce même souci de renouvellement, Laszlo Nemes s’est, lui, aventuré sur un terrain hautement plus périlleux. Bien que "Fils de Saul" soit son premier long-métrage, le réalisateur hongrois concourt pour la Palme d’or avec la volonté de "renouveler le regard sur la Shoah". D’aucuns jugeront l’ambition démesurée pour un débutant, fût-il élève du cinéaste Béla Tarr. Le résultat : une éreintante et claustrophobe plongée dans l’enfer des camps d’extermination nazis.
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L’histoire est celle d’Ausländer Saul (Geza Röhrig), membre du Sonderkommando, un groupe de détenus juifs d’Auschwitz désigné par les officiers nazis pour exécuter leurs basses œuvres aux portes des chambres à gaz. Convaincu d’avoir reconnu son fils parmi les cadavres qu’il a la charge d’envoyer au crématorium, le prisonnier s’investit, jusqu’à l’obsession, d’une mission impossible : offrir une sépulture à son garçon. À défaut de sauver les vivants, Saul, qui se sait lui-même condamné, entreprend donc de "sauver" un mort.
Grâce à une mise en scène au cordeau où le son se révèle tout aussi éprouvant que l’image, "Le Fils de Saul" parvient à témoigner de l’horreur sans verser dans le voyeurisme macabre ou la veine moralisation. Reste qu’après deux heures d’une épreuve ininterrompue, le spectateur sera bien en peine de formuler un jugement de valeur (Film fort ? choc ? intense ? difficile ?). Soumis aux lois de la compétition, "Le Fils de Saul" sera, pour le jury, sûrement le long métrage le plus difficile à juger. Si récompense il y a, celui de la mise en scène semble la plus approprié.