
Festival de Cannes, premier jour. Où l'on apprend que sur la Croisette, tout est affaire de badge. Et que le drame social à la française peut être une déclaration d'amour patriotique aux institutions judiciaires hexagonales.
On tenait déjà notre titre : "Le Festival de Cannes démarre la ‘Tête haute’". La formule sera sûrement utilisée par la moitié des médias francophones, mais au moins a-t-elle le mérite de résumer cette première journée de la quinzaine.
"La Tête haute", comme le titre du film d’Emmanuelle Bercot que les organisateurs ont choisi pour ouvrir les festivités (on y reviendra). La tête haute, aussi, parce que pour cette 68e édition, le grand raout cannois semble plus que jamais conscient de son statut de "premier événement culturel au monde". Avec ses milliers de professionnels de l'industrie cinématographique, ses bataillons de journalistes accrédités, ses légions de sponsors de luxe, sa cohorte de stars internationales et son alléchante programmation, le Festival affiche un moral au beau fixe que seul le dispositif sécuritaire accru – période post-attentats oblige – semble être en mesure d’entamer. Même le soleil, par trop capricieux ces dernières années, a promis d’être au rendez-vous tout au long des réjouissances.
Pour le festivalier qui écrit ces lignes, les débuts furent plus laborieux. Première déconvenue : l’attribution, contre toute attente, d’un badge presse d’échelon inférieur à celui détenu l’an passé. Ce qui signifie une plus longue attente aux portes des salles de projection. Problème de riche, objectera-t-on. Il n’empêche, se faire rétrograder sur La Croisette, c’est un peu comme se retrouver à la table des enfants quand on a déjà goûté aux joies des repas entre adultes.
Qu’à cela ne tienne, en attendant réparation et le coup d’envoi officiel du Festival, on décide de gagner les toits du luxueux hôtel Martinez, où la maison d’horlogerie Chopard donne, comme chaque année, une réception en l’honneur des photographes accrédités. Deuxième déconvenue : l’entrée est formellement interdite à quiconque ne l’est pas (photographe accrédité). On aurait dû s’en douter. Cannes, c’est souvent une histoire de mauvais badge.
La déception est d’autant plus grande qu’on apprendra plus tard que les convives se sont vus verser du vin rosé en provenance directe de la propriété provençale de Brad Pitt et Angelina Jolie. "Mis en bouteille par Pitt-Jolie", atteste l’étiquette. Imaginer Brad et Angelina essayant de faire entrer eux-mêmes des bouchons de liège dans des goulots trop petits constitue en soi un petit lot de consolation.
Le drame social à revers
Le film d’ouverture présenté aux festivaliers, mercredi 13 mai, allait-il entraîner une troisième déconvenue ? L’an passé, Cannes avait débuté de la plus mauvaise des manières avec le désolant "Grace de Monaco". Les organisateurs allaient-ils manquer une nouvelle fois la première marche ?
Bien qu’on soit à mille lieues du ratage monégasque, "La Tête haute" n’a pas, disons-le tout net, la carrure d’un film chargé de donner le top départ d’un festival de portée internationale. Trop franco-français, peut-être. À première vue pourtant, tout dans ce récit des errements judiciaires de Malony (Rod Paradot, bluffant), jeune délinquant de Dunkerque qu’une juge pour enfant (Catherine Deneuve) et un éducateur plein de bonne volonté (Benoît Magimel) essayent de remettre dans le droit chemin, tend à se rapprocher de films déjà croisés à Cannes. On pense bien évidemment au turbulent "Mommy" de Xavier Dolan ou, plus loin dans le temps, aux premiers longs-métrages de Ken Loach. Mais, d’un point de vue formel, "La Tête haute" n’a ni la flamme ni le panache du premier et sur le fond, il est carrément aux antipodes des seconds.
Le film d’Emmanuelle Bercot a ceci de singulier qu’il prend à revers ce qu’on désigne d’ordinaire comme un drame social. Quand le réalisateur britannique de "Kes" et de "Sweet Sixteen" s’immisce dans l’Angleterre miséreuse, violente et acculturée, c’est pour mieux dénoncer l’incurie de pouvoirs publics davantage enclins à creuser les inégalités qu’à les corriger. La cinéaste française emprunte, elle, le chemin inverse, s’attachant à montrer comment les institutions judiciaires et éducatives françaises suent sang et eau pour "sauver" des individus maladroitement présentés comme des misérables-nés.
Malony est ce qu’on appelle un "cas social" lourd (asocial, déscolarisé, violent…) dont l’inadaptation au monde n’est que le fruit de l’irresponsabilité crasse de sa mère (Sarah Forestier) - avec qui il entretient, par ailleurs, un attachement charnel non dénué d’ambiguïté. On est donc loin ici de l’approche rousseauiste, qui s’emploierait à chercher dans les dysfonctionnements de la société la source du "mal".
Au bout du compte, "La Tête haute", ce n'est pas celle du jeune Malony en voie de rédemption, mais celle de cette France dont Emmanuelle Bercot nous dit qu’elle n’a pas à rougir des efforts qu'elle déploie auprès des "cassés de la vie". Un hommage humaniste aux institutions hexagonales qui, à l’image du tout dernier plan du film, confine parfois au patriotisme. À un patriotisme que nourrissent non pas les nationalistes mais la gauche républicaine, attachée au modèle social "made in France". Pas sûr toutefois que ce cri d'amour ait trouvé un écho parmi les festivaliers étrangers...