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Derrière le chaos au Yémen, la rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite

La progression des troupes rebelles houthies vers la ville d'Aden, dans le sud du Yémen, a définitivement plongé le pays dans une guerre civile, attisée par la rivalité entre Iran et Arabie saoudite avec l'EI en nouvel agent perturbateur.

Le Yémen est en proie à une situation chaotique depuis de nombreux mois et la situation ne cesse de s'aggraver. Mercredi 25 mars, les troupes rebelles houthies, installés dans la capitale Sanaa, pousuivaient leur progression vers le sud du pays et la ville d'Aden, d'où le président légitime Abd Rabbo Mansour Hadi a été exfiltré. Des raids aériens étaient en cours contre le palais présidentiel.

Les Houthis se sont également emparés, après des combats limités, de la base aérienne d'Al-Anad, désertée depuis la semaine dernière par les troupes américaines qui y étaient stationnées. Ce qui les met désormais à moins d'une trentaine de kilomètres d’Aden.

Or, depuis les attaques très meurtrières de deux mosquées chiites à Sanaa la semaine dernière, le Yémen doit compter avec un nouvel agent perturbateur, l’organisation de l'État islamique (EI), qui a revendiqué les attentats.

France 24 fait le point sur ce qui se joue actuellement au Yémen.

  • La lutte entre Houthis et le président Hadi

Depuis que l'ancien président du Yémen, Ali Abdallah Saleh, a été contraint de céder sa place en 2012, l'actuel président reconnu par les Nations unies, Abd Rabbo Mansour Hadi, subit la pression des Houthis, une minorité chiite zaïdite du nord du pays. La montée en puissance des Houthis, qui ont pris la capitale Sanaa en septembre dernier et qui progressent désormais vers le Sud, où s’est réfugié le président Hadi, est notamment appuyée par l'ex-président Saleh. Loin d'avoir fait une croix sur le pouvoir, ce dernier joue en effet un jeu trouble grâce à ses réseaux au sein de l'armée, dont de nombreux membres lui sont restés fidèles.

"L'avancée des Houthis vers le Sud me fait penser que le président ne doit pas avoir une grosse armée", estime ainsi Gilles Gauthier, ancien ambassadeur de France au Yémen. "L'armée a dû passer dans le camp houthi. Elle était déjà largement sous le contrôle de l'ancien président de la République Ali Abdallah Saleh, et à partir du moment où celui-ci a fait le choix de soutenir les mouvements houthis, il a entraîné derrière lui la majorité de l'armée. On a vu un bombardement samedi du palais présidentiel, or c'est bien l'armée qui possède des avions."

>> À voir sur France 24 : "Qui sont les Houthis, ces rebelles qui bouleversent la donne au Yémen ?"

Mais en poussant ses intérêts personnels, l'ancien président Saleh a ajouté une dimension confessionnelle à cette lutte entre Houthis chiites zaïdites et le président Hadi, sunnite comme la majorité de sa population. "Alors que la question confessionnelle n'était pas primordiale au Yémen, elle l'est progressivement devenue depuis la transition et depuis qu'Ali Abdallah Saleh a redécouvert son identité zaïdite", explique David Rigoulet-Roze, enseignant et chercheur rattaché à l'Institut français d'analyse stratégique (IFAS), spécialiste du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue "Orients stratégiques". "Celui-ci a joué un jeu dangereux à partir de la fin 2012, et là on se retrouve avec une polarisation qui n'existait pas jusqu'ici au Yémen et qui fait le jeu d'acteurs extérieurs."

  • L'Arabie saoudite, l'Iran et le leadership régional

La fragilité du gouvernement yéménite a en effet attisé les convoitises et permis à l'Arabie saoudite et l'Iran d'exercer sur un nouveau terrain de jeu leur rivalité régionale. Si l'ancien président Saleh a tenté de tirer profit de la question confessionnelle, l'affrontement de moins en moins discret entre les deux puissances chiite iranienne et sunnite saoudienne sur le sol yéménite l'a bel et bien placée au centre de l'échiquier.

"En arrière-plan, il y a deux puissances qui se dégagent et qui sont dans une guerre de l'ombre : l'Arabie saoudite, qui soutient le président légitime Hadi réfugié à Aden, et puis l'Iran chiite, qui soutient la minorité houthie qui s'impose de plus en plus dans le nord, à la frontière saoudienne", détaille le chercheur de l'IFAS. "Or on voit bien que c'est potentiellement dévastateur, car ça recouvre le conflit régional entre sunnites et chiites."

Pour l'Iran, il s'agit d'étendre son influence. "Depuis une semaine, il y a 14 avions par jour qui vont de Téhéran à Sanaa alors qu'il n’y a pas, normalement, de liaison régulière entre ces deux villes", affirme Gilles Gauthier. "L'Iran est entré en jeu en profitant de la situation et est en train de se constituer une base qui ressemblera à celle qu'elle possède au sud du Liban."

En ligne de mire : le détroit de Bab el-Mandeb, où passe l'essentiel du commerce mondial et une grande partie du pétrole, avant de remonter vers le canal de Suez et l'Europe. "Ce détroit est stratégique et se situe manifestement au cœur des velléités maritimes iraniennes de s'installer dans la région pour montrer qu'ils ne sont pas uniquement cantonnés au golfe Persique et au détroit d'Ormuz", explique David Rigoulet-Roze. "L'Iran pourrait donc posséder deux détroits, devenant de fait un partenaire incontournable pour le monde entier", ajoute Gilles Gauthier.

Mais Riyad n'a pas l’intention de laisser Téhéran avancer ses pions. "L'Arabie saoudite a toujours considéré que la situation sécuritaire au Yémen était une affaire intérieure saoudienne", souligne David Rigoulet-Roze. "Les Saoudiens ont d'ores et déjà massé des troupes à la frontière, en sachant qu'en face, c'est un fief houthi. Les enjeux sont extrêmement importants et dangereux."

  • L'expansion de l'EI

À ces tensions intérieures et extérieures s'ajoute la menace de l'organisation de l'État islamique. En frappant de façon spectaculaire, vendredi 20 mars, des mosquées chiites de Sanaa, l’EI a signalé au monde entier qu'après l’Irak, la Syrie ou encore la Libye, le Yémen représentait bel et bien un nouvel objectif.

"Il y a une agrégation qui s'opère au fur et à mesure dans de nombreux territoires, à la fois au Maghreb et au Machrek", analyse David Rigoulet-Roze. "On l'a vu avec les événements en Tunisie ou aussi en Libye, où une plateforme est en train de se constituer. D'une certaine manière, le Yémen est en passe de devenir une 'Libye bis'. Dans les deux cas, il s'agit d'États faillis. C'est extrêmement préoccupant pour la sécurité régionale et même internationale."

Sur place, l'EI peut s'appuyer sur la frustration de la population sunnite, majoritaire au Yémen, qui a très mal vécu la prise de Sanaa par les Houthis. L'objectif de l'organisation d'Abou Bakr al-Baghdadi est donc d'anéantir les chiites zaïdites, dont les Houthis sont issus, tout en écartant pour de bon du pouvoir le président Hadi.

>> À lire sur France 24 : "Attaque de l'EI au Yémen : 'C'est une défiance envers Aqpa'"

Le choix du Yémen pour l'EI n'est pas non plus anodin vis-à-vis de son rival. Installé au Yémen, Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa) est en effet la branche la plus active d'Al-Qaïda et a été considérablement affaiblie ces derniers mois par les attaques de drones menées par les États-Unis. "Mais étonnamment, il s'agit d'une 'concurrence stimulante'", note le chercheur de l'IFAS. "Ces deux groupes terroristes jouent sur deux registres différents qui ne s'annulent pas. L'un s'en prend traditionnellement à l'Occident, à l'ennemi lointain, tandis que l'autre veut étendre son pouvoir sur la région."

"Le pays est pratiquement entré en guerre civile. On peut le dire maintenant, on y est", conclut Gilles Gauthier. "Le Yémen est dans un engrenage dont on ne voit pas très bien comment il peut s'en sortir", prévient quant à lui David Rigoulet-Roze. "C'est à la fois une guerre civile et en même temps une guerre par procuration. Ce sont deux guerres qui s'emboîtent l'une dans l'autre et qui donnent une configuration totalement chaotique."

Tags: Yémen, Houthis, Iran,