logo

Les "jardiniers" du front d'Orient, les "planqués" de la Grande Guerre ?

, envoyée spéciale à Thessalonique – Il y a 100 ans, l'armée française combattait sur le front d'Orient. Oubliés après guerre, ces soldats, dont un grand nombre étaient originaires d'Afrique, y ont pourtant connu des conditions terribles. Beaucoup d'entre eux ont souffert de maladies.

En entrant dans le cimetière de Zeïtenlick à Thessalonique, le visiteur est frappé par cette immense forêt de croix identiques en marbre blanc. Sur 35 hectares, ce sont 8 310 corps qui reposent dans des tombes individuelles sur cette terre grecque depuis la fin de la Grande Guerre. Ces hommes faisaient partie de l’armée française d’Orient, débarquée à l’automne 1915 à Salonique pour délester le front occidental, porter secours à l'armée serbe et tenter d'affaiblir les forces de la Triple Alliance.

À la tombe 4 821, Marcel Mejean, de Villeneuve Saint-Georges, est décédé le 19 septembre 1918 du paludisme, selon sa fiche mise en ligne sur le site Mémoire des Hommes. Au numéro 3 805, Ben Mahmoud Belkheir, de Constantine, en Algérie, a succombé le 21 mai 1918 à une tuberculose. Au 2 755, Yao Kouadio, de Côte d'Ivoire, a perdu la vie le 4 décembre 1917 après une gelure massive des pieds. Un peu plus loin, au rang 3 346, Samba N’Diaye du Sénégal est mort le 24 mai 1918 d’une broncho-pneumonie.

Les maladies font rage

"Ici à Zeïtenlick, les tombes regroupent principalement des soldats qui sont morts dans les hôpitaux de Salonique", explique à France 24 l’historien grec Vlasis Vlasidis de l’université de Macédoine. Sur les quelques 400 000 soldats qui ont combattu durant la Première Guerre mondiale dans les Balkans, dont 70 000 ne sont pas revenus, près de 290 000 sont ainsi tombés malades.

Face aux forces de la Triple Alliance, les poilus ne devaient pas seulement lutter armes à la main, mais aussi essayer de survivre dans des conditions particulièrement difficiles et propices aux épidémies. "En Macédoine, dans les vallées, il y avait beaucoup de marais. La malaria et les moustiques étaient très présents. Pour la population locale, cela était normal, mais quand un million et demi de soldats sont arrivés de tous les pays, ils n’avaient pas l’habitude de cette situation. À la fin de la guerre, il y a également eu la grippe qui s’est propagée dans toute l’Europe", décrit Vlasis Vlasidis. Le typhus et la dysenterie ont aussi fait une hécatombe dans les rangs des soldats.

Dans ses mémoires, "Makédonia, Souvenirs d'un officier de liaison en Orient", le Français Jean-José Frappa se souvient avec détails du quotidien éprouvant des soldats : "Harcelés par les moustiques et les mouches dengues, ils grelottaient de fièvre, vomissaient une bile âcre et, soudain, anémiés, la figure émaciée, les yeux jaunes, s'écroulaient secoués par un grand frisson de froid auquel succédaient des transpirations déprimantes."

Un climat effroyable

Mais les moustiques ne sont pas les seuls ennemis des poilus. Dans cette région de l’est de l’Europe, ils doivent aussi endurer les rigueurs du climat : des températures écrasantes l’été et un froid glacial l’hiver. Dans leur courrier, ils s’en plaignent très souvent à leur famille. "Il fait une chaleur terrible. Beaucoup d’entre nous tombent d’insolation tous les jours", raconte un soldat à l’arrière d’une carte postale* datée du 24 juin 1916. "Hier nous avons eu une sale journée, neige, pluie et vent. Tout cela nous a obligés à rester dans nos tentes toute la journée", décrit un autre sur une carte postale du 15 janvier de la même année.

À cela s’ajoute la difficulté du terrain. Contrairement à leurs homologues qui combattent sur les plaines de la Champagne ou de la Picardie, les poilus d’Orient doivent crapahuter dans des zones reculées et hostiles. "De la fin de l’année 1916 à septembre 1918, la moitié des soldats français se trouvaient dans des tranchées sur de hautes collines ou dans des montagnes à environ 1 000 mètres d’altitude, précise l’historien Vlasis Vlasidis. Il n’était pas facile de construire des hôpitaux temporaires dans ces montagnes et le transfert des blessés était très compliqué, ce qui a aggravé les pertes. Vous pouvez imaginer que c'était d'autant plus difficile pour les soldats des colonies qui n'étaient pas habitués à ce genre de terrains et à ces conditions."

"Les jardiniers de Salonique"

Malgré ce quotidien effroyable, à des milliers de kilomètres de là, en France, Georges Clémenceau, le ministre de la Guerre, se moque de ces soldats et les surnomme "les jardiniers de Salonique". "Ils les avaient appelé ainsi car ils avaient construit des tranchées et des routes autour de Salonique. Ils avaient aussi fait des plantations près de leurs camps en attendant l'offensive allemande", explique Vlasis Vlasidis, en faisant référence aux plants de salades cultivés par les poilus pour échapper au scorbut.

Dans l’esprit de la population française, l’image "d’embusqués" profitant des charmes de l’Orient est aussi très forte. Alors que la censure interdit la publication de photos des combats, les cartes postales diffusées en grand nombre véhiculent l'impression qu'ils vivent la belle vie : "On pouvait les voir au restaurant, se promenant ou festoyant dans les rues de Salonique."

Après guerre, les "jardiniers de Salonique" ont ainsi été largement oubliés au profit des héros de Verdun ou du Chemin des Dames. Qui se souvient aujourd’hui de Marcel, Ben Mahmoud, Yao ou encore Samba, morts de maladie si loin de chez eux ? "Quand l’association des vétérans français s’est créée, ils se sont concentrés sur la mémoire du front de l’Ouest. Ils ont mis en valeur les victoires françaises dans cette zone pour montrer qu’ils avaient sauvé leur pays sur leur territoire. Ils ont mis de côté les autres fronts", résume Vlasis Vlasidis, qui se bat aujourd’hui pour restaurer l’histoire de ces soldats en répertoriant les sites portant des traces de la présence militaire française pendant la Première Guerre mondiale.

Cent ans après, ces poilus d'Orient sont enfin mis davantage en lumière. Un premier pas vers la reconnaissance de ces morts a été franchi. Les tombes de la nécropole grecque ont été rénovées par le gouvernement français et un musée, inauguré le 9 mars dernier par le secrétaire d’État aux Anciens combattants et à la Mémoire, Jean-Marc Todeschini, vient d’y ouvrir ses portes.

*Collection personnelle de cartes postales du Front d'Orient de l'auteur.