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Le Premier ministre Manuel Valls a affirmé lundi sur les ondes d'Europe 1 qu’il fallait combattre "le discours des Frères musulmans dans notre pays". Une initiative saluée par certains, une fausse bonne idée pour d'autres.
Formule rhétorique ou intention ferme ? Manuel Valls a déclaré lundi 9 février sur l’antenne d’Europe 1 qu’il souhaitait "combattre le discours des Frères musulmans" en France "et les groupes salafistes dans les quartiers". "Nous devons aider les musulmans qui ne supportent pas d'être confondus avec ces discours. Pas uniquement avec les jihadistes, pas seulement avec des terroristes, mais avec l'intégrisme, le conservatisme, le radicalisme", a expliqué le chef du gouvernement.
Pour le Premier ministre, "l’intégrisme, le conservatisme" et "le radicalisme" ne sont donc pas uniquement l’apanage du courant salafiste mais trouvent également leur origine dans l’idéologie professée par les Frères musulmans.
Des déclarations qui n’ont pas manqué d'en faire réagir certains, comme le journaliste Michaël Prazan, car si la critique du salafisme est courante, il est plus rare que les représentants de l’État attaquent aussi frontalement les Frères musulmans. "Enfin, on fait preuve de lucidité ! C’est une réaction tardive mais il s’agit d’une prise de conscience importante et salutaire. Il n’est pas possible de laisser cette confrérie prospérer", a déclaré à France 24 le réalisateur du documentaire "La Confrérie : enquête sur les Frères musulmans". "Il y a une très grande méconnaissance de ce que sont les Frères musulmans : ils ont un visage respectable et présentable, leurs membres sont des gens éduqués qui ont fait des études", poursuit-il, soulignant le danger que représente leur idéologie.
L’UOIF dans le viseur de Valls
Fondée en Égypte en 1928, la confrérie a pour but de mettre l’Islam au cœur de l’État, dans une optique de progrès. Elle se forge une popularité par l’action sociale. Réprimés par les régimes laïques, les Frères resteront dans l’ombre durant des décennies, n’hésitant pas à utiliser la violence pour protester.
Ils ont inspiré des mouvements comme le Hamas palestinien, ou le parti Ennahda en Tunisie. Pour Michaël Prazan, qui ne mâche pas ses mots, les Frères musulmans " sont la matrice politique de tous les groupes radicaux", dont Al-Qaïda. "Je m’inquiétais de voir l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) prendre de l’ampleur, surtout que l’UOIF est en charge de la formation des imams de France", ajoute-il-encore.
L’UOIF. Sans la citer, il semble bien que c’est cette organisation, qui fédère des profils très divers de l’Islam de France, avec quelque 250 associations membres revendiquées, que Manuel Valls avait dans le viseur. Car sans que ce soit officiel, l’UOIF incarne en France la sensibilité "frériste", qui défend un islam certes intégré dans la société et engagé en politique, mais conservateur dans les pratiques. "L’UOIF est indissociable de l’idéologie des Frères musulmans", observe François Burgat, politologue spécialiste du monde arabe et directeur de recherche au CNRS.
Preuve que l’UOIF s’est sentie visée, elle n’a pas manqué de réagir aux propos du chef du gouvernement. "Bien sûr, on ne peut pas tendre la main aux terroristes. Mais si le politique refuse de traiter avec les Frères musulmans, les salafistes, les wahhabites, que sais-je, qui y aura-t-il comme partenaire ? Les non-pratiquants ?", a ainsi interrogé son président Amar Lasfar.
Les propos du chef du gouvernement interviennent de surcroît quelques jours après "l’affaire du lycée Averroès", premier établissement privé musulman sous contrat avec l’État, qui dépend de l’UOIF et qu’un ancien professeur a accusé de diffuser en sous-main une idéologie "islamiste". En réponse, l’UOIF a porté plainte pour diffamation. "Il est vraisemblable que les accusations contre le lycée soient à l’origine de cette 'radicalisation' de Manuel Valls ", avance le chercheur.
Le moment choisi pour ces déclarations n’est donc pas anodin. C’est ce que pense également Tariq Ramadan, professeur d'Études islamiques contemporaines à l'Université d'Oxford. "Les propos du Premier ministre arrivent à un moment critique de l’histoire politique en France : après l’attaque contre 'Charlie Hebdo' mais aussi avant l’engagement du gouvernement dans une nouvelle organisation des institutions représentatives de l’Islam", estime celui qui n’est autre que le petit-fils de Hassan al-Banna, le fondateur du mouvement.
Lors de sa conférence de presse la semaine dernière, François Hollande a en effet annoncé que le gouvernement travaillait à améliorer la représentativité des musulmans en France. "Les autorités veulent reprendre en main le dossier de l’Islam de France et Valls adresse là un message aux institutions musulmanes en ciblant l’UOIF ", poursuit-il.
Effet de rhétorique ou menace réelle ?
Il souligne en outre le "flou des propos" de Manuel Valls : "Contre quel discours précisément Manuel Valls cherche-t-il à lutter ?" Souvent associé par les médias à la confrérie, il souhaite clarifier les choses : "Je ne fais pas partie des Frères musulmans, l’affiliation ne se fait pas par le sang. Mais, puisque certains font l’amalgame, je pose la question : en quoi mon discours est-il dangereux pour la France ?", se défend-il. "À quel moment pourrait-il être empêché par des moyens légaux ? ", observe-t-il en outre. Alors qu'on lui demandait comment il entendait combattre le discours frériste, le Premier ministre avait en effet répondu : "Mais par la loi, par la police, par les services de renseignement".
"En quoi le discours de l’UOIF est-il une menace pour la France ?", interroge également François Burgat. Il estime pour sa part que les autorités françaises font fausse route. "Il est temps que l'on s'aperçoive que l’idéologie des Frères musulmans n’est pas incompatible avec la démocratie", affirme-t-il.
Le chercheur rappelle qu’aux première heures du Printemps arabe, "Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, avait fait un progrès considérable en admettant que, au Maghreb ou en Égypte notamment, les courants représentés par les Frères Musulmans pouvaient constituer des interlocuteurs légitimes. Cette tendance était à mon sens la bonne, car on ne peut pas avoir de relation effective et efficace avec le monde arabe si on rejette les Frères musulmans."
Selon lui, les autorités font preuve d’une "frilosité démagogique et contre-productive, en élargissant l’ostracisation de la République aux Frères musulmans et non seulement aux Salafis jihadistes sur qui elles auraient dû se concentrer. C'est une erreur profonde. Cette démarche va très exactement à l'opposé de ce qui devrait être fait pour contrecarrer les dérives radicales d'une frange des Français musulmans".