Le rapport du Sénat américain, publié mardi, sur les techniques d'interrogatoire musclées de la CIA dresse la liste des mensonges répétés de l'agence de renseignement américaine. Tour d'horizon des libertés prises par la CIA.
Le rapport du comité sur le renseignement du Sénat américain, publié mardi 9 décembre, montre dans le détail comment la CIA a, entre 2002 et 2008, utilisé des techniques d’interrogatoire brutales avec de nombreux prisonniers secrets. La présidente du comité, la sénatrice démocrate de Californie Dianne Feinstein, ne mâche pas ses mots pour qualifier ce qui était présenté par la CIA comme des "techniques d’interrogatoire renforcées" et n’hésite pas à briser un tabou : "Ma conclusion personnelle est que les détenus de la CIA ont été torturés", affirme-t-elle dans le préambule du rapport. "Les conditions de détention et l’utilisation de techniques d’interrogatoire et d’isolement autorisées et non autorisées étaient cruelles, inhumaines et dégradantes. Les preuves sont accablantes et incontestables."
Surtout, le rapport du Sénat américain démontre que la torture n’a donné aucun résultat. Au contraire, celle-ci a mené à de nombreux mensonges. De la part des prisonniers, qui inventaient de faux aveux pour faire plaisir aux officiers de la CIA qui les maltraitaient. Mais aussi et surtout de la part de l’agence de renseignement qui s’est évertuée à minimiser la cruauté de ses techniques et à falsifier les résultats obtenus grâce à elles.
Des prisonniers torturés et humiliés
"Les interrogatoires des détenus de la CIA étaient brutaux et bien pires que ce qu’a reconnu la CIA auprès des législateurs ", affirme le rapport du Sénat américain. Contrairement à ce qu’affirmait l’agence de renseignement américaine, les techniques pour faire parler les prisonniers étaient en effet systématiques et violentes dès les premières minutes des interrogatoires. Les détenus recevaient fréquemment des gifles et, suivant la technique du "walling", étaient frappés tout en étant maintenus debout contre un mur.
La fameuse technique du "waterboarding", qui consiste à simuler la noyade du prisonnier allongé en lui versant de l’eau sur sa tête encagoulée, était par ailleurs beaucoup plus douloureuse que ce que la CIA a bien voulu admettre. Celle-ci provoquait notamment des convulsions et des vomissements. "Abou Zoubaydah, par exemple, 'a complètement perdu conscience, des bulles de mousse sortant de sa bouche béante'".
>> À lire sur France 24 : "Ces deux psychologues au coeur du programme de torture de la CIA"
Les prisonniers étaient également privés de sommeil, parfois jusqu’à 180 heures d’affilée, le plus souvent en étant obligés de rester debout ou dans des positions inconfortables, et de temps en temps en ayant les mains attachées au-dessus de la tête. Par ailleurs, au moins cinq détenus ont été contraints à une "réhydratation rectale" ou à une "alimentation rectale", qui consiste à introduire des aliments par l’anus.
Et lorsqu’ils n’enduraient pas ces techniques extrêmes, les détenus secrets de la CIA subissaient les humiliations constantes de leurs gardes. Il était ainsi courant qu’ils soient menés par surprise hors de leur cellule pour être déshabillés, encagoulés, puis obligés de marcher nus et à l’aveugle dans un couloir tout en étant frappés et giflés. Un responsable de la CIA a d’ailleurs bien résumé les choses en affirmant que Cobalt – le nom de code du lieu où étaient retenus et interrogés ces prisonniers – était à lui seul "une technique d’interrogatoire renforcée". Quant au responsable des interrogatoires, il surnommait Cobalt "le donjon".
Extorsion de faux aveux
"Après examen des enregistrements des interrogatoires de la CIA, le Comité estime que l’utilisation des techniques d’interrogatoire renforcées de la CIA ne permettaient pas d’obtenir des informations fiables ou la coopération des détenus", peut-on lire dans le rapport du Sénat, qui démontre en effet que la torture pratiquée n’a permis d’obtenir aucun renseignement significatif.
Le cas de Khalid Cheikh Mohammed (désigné par l’acronyme KSM dans le rapport) est tout à fait édifiant. Le "cerveau" des attentats du 11-Septembre a subi pas moins de 183 simulations de noyade au printemps 2003. Au lieu de permettre l’obtention d’informations stratégiques, ces interrogatoires musclés ont rencontré un mur. Pire, elles ont mené à de faux aveux. Un document cité par le rapport et daté du 2 avril 2003 conclut ainsi que Khalid Cheikh Mohammed garde le silence ou ment à propos de projets d’attentats. "Pendant et après l’utilisation de ses techniques d’interrogatoire renforcées, la CIA a constamment pointé du doigt que KSM mentait et gardait le silence au sujet des programmes CBRN (chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires), des projets d’attentats contre des intérêts américains à Karachi, au Pakistan, contre l’aéroport d’Heathrow, au sujet d’Abu Issa al-Britani, et au sujet des projets de ‘la Seconde Vague’ d’attentats contre ‘le plus grand immeuble de Californie’", est-il écrit.
Et pour cause, Khalid Cheikh Mohammed a constamment fabriqué de fausses informations durant toute la durée de ses interrogatoires, faisant par exemple croire à la CIA que les terroristes Jaffar al-Tayyar et Jose Padilla travaillaient ensemble, que al-Tayyar était lié au projet d’attentat de l’aéroport Heathrow à Londres ainsi qu’à un projet d’assassinat de l’ancien président américain Jimmy Carter. Khalid Cheikh Mohammed a également raconté à la CIA qu’il avait envoyé Abou Issa al-Britani au Montana pour recruter des Noirs américains convertis à l’islam, mais a fini par expliquer en juin 2003 qu’il avait inventé cette histoire car il était alors "soumis à des mesures renforcées et qu’il avait simplement dit ce qu’il pensait que les officiers voulaient entendre".
L’origine de la capture de Ben Laden mise à mal
Pour justifier ses techniques d’interrogatoire renforcées, la CIA a souvent mis en avant des projets d’attaques déjoués, aux États-Unis ou dans d’autres pays. Mais le rapport du Sénat publié mardi 9 décembre a examiné les vingt exemples les plus souvent cités par la CIA et conclut que les interrogatoires musclés n’ont en rien été responsables de ces succès du contre-terrorisme.
"La CIA a affirmé à tort que des informations précises, et indisponibles par ailleurs, avaient été obtenues d’un détenu grâce à ses techniques d’interrogatoire renforcées, alors qu’en réalité celles-ci : (1) corroboraient des informations déjà disponibles via d’autres sources et n’étaient donc pas ‘indisponibles par ailleurs’ ; (2) avaient été obtenues du détenu de la CIA avant l’utilisation des techniques d’interrogatoire renforcées", peut-on lire dans le rapport.
>> À voir sur France 24 : "Mort de Ben Laden : les secrets d'un Navy Seal"
La capture d’Oussama Ben Laden est sans doute l’exemple qui retient le plus l’attention. La CIA a rapidement soutenu après la mort du terroriste que son programme spécial d’interrogatoires avait permis d’identifier Abu Ahmed al-Kuwaiti, le coursier personnel de Ben Laden qui a mené les services de renseignement américains vers la cache du chef d’Al-Qaïda. Mais le rapport sénatorial met à mal cette affirmation. La CIA avait non seulement reçu des informations concernant al-Kuwaiti dès 2002, ce dernier étant mis sur écoute et son courrier électronique épluché. Mais elle a également pu obtenir de nombreux renseignements à son sujet grâce à la coopération d’Hassan Ghul qui "parlait comme un oiseau qui piaille", selon un officier de la CIA, avant qu’il ne soit lui aussi torturé. "Un examen des archives de la CIA a établi que les premiers renseignements obtenus, de même que les informations identifiées par la CIA comme les plus cruciales sur Abu Ahmad al-Kuwaiti, n’étaient pas liées à l’utilisation des techniques d’interrogatoire renforcées de la CIA", affirme le rapport.
La Maison Blanche tenue dans le secret
Pour éviter que le programme des techniques d’interrogatoire renforcées ne soit interrompu, la CIA a constamment menti à la Maison Blanche, au Congrès, au département d’État et au département de la Justice. "Selon les archives de la CIA, aucun officier, jusqu’aux directeurs de l’agence George Tenet et Porter Goss, n’a informé le président avec précision sur les techniques d’interrogatoire renforcées avant avril 2006", explique le rapport. Un e-mail interne de la CIA datant de juillet 2003, cité par le rapport, souligne d’ailleurs que le secrétaire d’État Colin "Powell piquerait une crise s’il venait à être mis au courant de ce qui se passait".
De même, la CIA a ainsi longtemps soutenu devant la Maison Blanche ou le Congrès que Khalid Cheikh Mohammed avait fourni des informations précieuses lors de ses interrogatoires. Ces mensonges sur l’importance des aveux obtenus par les prisonniers secrets de la CIA ont laissé la Maison Blanche et les autres autorités de contrôle croire que les techniques employées fonctionnaient.
Enfin, la CIA a tenu secrets ses agissements jusqu’en son sein puisque même le Bureau de l’Inspecteur général (OIG) de l’agence de renseignements, chargé des enquêtes internes, n’a pas pu superviser les techniques d’interrogatoire renforcées. "La CIA n’a informé l’OIG sur son programme qu’après la mort d’un prisonnier, alors que la CIA avait déjà détenu au moins 22 personnes dans deux sites différents jusque là", avance le rapport. Et lorsque l’OIG a commencé à poser des questions en 2004, les personnes en charge du programme ont constamment déformé la réalité en dissimulant certaines informations ou en exagérant les réussites des interrogatoires.