Face à la surenchère propagandiste de l'EI, Al-Qaïda revoit sa communication en acceptant de répondre à cinq journalistes, dont un de France 24. Parmi les sujets abordés, le Yémen et les relations avec sa rivale jihadiste en Syrie et en Irak.
Depuis plusieurs mois, les deux organisations terroristes Al-Qaïda et l’Organisation de l’État Islamique (EI) se livrent à une guerre de communication acharnée. Alors que l’EI "innove" dans les mises en scènes de la violence à outrance, Al-Qaïda, à travers sa branche de la péninsule arabique Aqpa, "dépoussière" sa communication en répondant en vidéo aux questions de plusieurs journalistes*. France 24 a fait parvenir ses questions à Nasr Ben Ali al-Anssi, un des principaux cadres de l’organisation. En privilégiant ce mode de communication, mais aussi à travers la sobriété affichée dans les propos d’al-Anssi, Al-Qaïda souhaite visiblement se démarquer des agissements de l’EI.
Les questions été transmises à Nasr Ben Ali al-Anssi début décembre, soit quelques jours avant l’exécution d’un journaliste otage américain et d’un citoyen sud-africain à la suite de l’échec d’une opération des forces spéciales américaines pour les sauver.
Intérêts et divergences avec l’organisation État islamique
Selon les informations diffusées par Al-Qaïda, Nasr Ben Ali al-Anssi, 39 ans, est né à Taez, au Yémen. Il rejoint la rébellion islamiste en Bosnie en 1995, avant de combattre au Cachemire pakistanais en 1996, puis en Afghanistan en 1998.
C’est cette année là, à Jalalabad, qu’il rejoint Al-Qaïda. Une de ses "missions" est alors l'ouverture d'un front contre les Russes au Tadjikistan voisin, une entreprise connue dans les milieux jihadistes comme "le voyage du Nord", qui sera finalement vouée à l’échec. La même année, il rencontre Oussama Ben Laden, qui le nomme responsable d’une "madafa" (maison d’accueil pour jihadistes) à Kaboul, et reçoit un entraînement militaire intensif au même titre que d’autres futures figures de la scène jihadiste mondiale.
L’interview est l’occasion pour al-Anssi d'officialiser la différence entre Al-Qaïda et sa rivale en Syrie et en Iraq, l’organisation de l’État islamique. Al-Anssi réitère le soutien d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique aux jihadistes de l’EI dans leur guerre avec la coalition internationale, comme avec les régimes de la région. Il affirme également qu’Aqpa serait prête "à jouer le rôle d’intermédiaire entre Al-Qaïda et l’EI". Mais il insiste sur le fait que son organisation s’oppose à l’instauration d’un nouveau califat, une initiative qu’il juge "prématurée, infondée et susceptible de créer des dissensions au sein des factions jihadistes".
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Autre point de divergence majeure entre les deux entreprises jihadistes : le traitement des otages, qu’ils soient étrangers ou locaux. Al-Anssi évoque pour illustrer son propos, son rôle d’émissaire personnel de Ben Laden aux Philippines en 2001. Une de ses missions était "de transmettre aux jihadistes philippins l’interdiction de mettre en scène les exécutions et les décapitations, suivant les instructions d’Oussama Ben Laden", affirme-t-il. À l’origine de cette interdiction selon lui, le souhait de Ben Laden de ne pas exposer "les femmes et les enfants [des victimes] à ces images" et sa préoccupation de ne pas donner des "moudjahidine une image repoussante". C’est la première fois qu’un cadre dirigeant d’un dirigeant de l'organisation répond clairement et officiellement à ceux qui assimilent les agissements de l’EI en Irak et en Syrie à ceux d’Al-Qaïda.
La situation au Yémen et les rapports avec les tribus et les autorités yéménites
Aux questions sur les relations entre Aqpa et les tribus sunnites yéménites, Al-Anssi répond que ces relations sont "bonnes" et que "les différends n’existent pas", créditant une convergence forte autour de l’application de la charia. Les membres d’Al-Qaïda sont "les enfants des tribus", affirment-ils. "Nous habitons parmi eux sur tout le territoire yéménite. Les gens commencent à se familiariser avec notre cause, à nous connaître… Ce sont surtout les jeunes qui se rallient à nous, mais cela est habituel en ce qui concerne un groupe tel le nôtre."
La haut responsable d’Al-Qaïda affirme également que la prise de Sanaa par les rebelles Houthis (une branche du chiisme) en octobre dernier, "a rapproché Al-Qaïda des tribus".
Interrogé sur le rôle de l’Arabie saoudite, puissance sunnite limitrophe, au Yémen, al-Anssi en profite pour "dénoncer" le rôle de Riyad qui "joue le jeu des Houthis". "Les autorités saoudiennes ont toujours soutenu ceux qui combattaient les jihadistes, affirme-t-il. "Aujourd’hui, Riyad soutient l’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui lui-même soutient les Houthis. Alors d’une manière directe ou indirecte, ils [les Saoudiens] soutiennent les Houthis."
Al-Anssi a également répondu aux questions de France 24 sur les raisons ayant poussé Aqpa il y quelques mois à frapper un poste de frontière avant de s’enfoncer en territoire saoudien sur plus de 40 km et d’attaquer les locaux des renseignements saoudiens de la ville de Chroura.
Selon Al-Anssi, cette opération était "une réponse aux campagnes d’arrestations [en Arabie Saoudite] de religieux favorables à la cause jihadiste, de jihadistes". Mais surtout, insiste-t-il, "aux arrestations de femmes dans les but de les utiliser comme un moyen de pression [sur Al-Qaïda]". C’est d’ailleurs "l’échec des négociations pour la libération du vice-consul saoudien d’Aden [sud du Yémen], détenu par Aqpa depuis mars 2012, qui a accéléré la prise de décision concernant l’opération de Chroura", explique-t-il.
* Il s’agit de Maad al-Zakri, journaliste indépendant yéménite, Maggie Michael, d'Associated Press (AP), Gregory Johnsen, journaliste de BuzzFeed et auteur de "The Last Refuge : Yemen, Al-Qaeda and the Battle for Arabia" ("Le dernier refuge : Yémen, al-Qaïda et la guerre de l’Amérique en Arabie"), Iona Craig, journaliste indépendante et ancienne correspondante du quotidien britannique "Times" au Yémen, ainsi que Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste des mouvances et mouvements jihadistes.