Dans son opposition à l'Occident, la Russie mise désormais sur les médias. Avec le lancement d'une plateforme multimédia et l'ouverture d'un studio de RT (ex-Russia Today) à Londres, Moscou renforce sa stratégie pour faire entendre sa voix.
Sur le site Sputniknews.com, le ton est donné. Tandis que la page d’accueil met en avant un article sur les violences commises par l’armée ukrainienne dans l’est du pays, un autre renvoie à un édito au titre évocateur : "Les crimes présidentiels", illustré par une photo de la Maison Blanche. Lors du lancement de cette nouvelle plateforme multimédia, le 10 novembre, son directeur Dmitri Kisselev, un proche de Vladimir Poutine qui figure sur la liste des personnalités russes sanctionnées par l’Union européenne suite à la crise de Crimée, n’a pas caché sa ligne éditoriale. Il s’agit de contrer les informations provenant des pays occidentaux : "Nous sommes contre la propagande agressive qui nourrit le monde et impose un point de vue unipolaire"".
Dmitri Kisselev, un présentateur connu pour ses positions anti-américaines et surnommé le "propagandiste en chef" du Kremlin, a annoncé, qu’à terme, ce site couplé avec une radio devrait produire des informations en 30 langues, et couvrir 130 villes dans 34 pays. Un projet de grande ampleur qui représente un véritable virage dans la politique médiatique de la Russie.
Moscou a décidé d’investir les nouveaux médias. Pour comprendre ce choix, "Il faut remonter à la guerre en Ossétie en 2008. Les autorités ont compris qu’elles avaient gagné la guerre militairement, mais qu’elles avaient échoué sur le plan de l’information. Cela les a plutôt desservies et elles ont pris conscience qu’il fallait faire quelque chose", explique à France 24 Nina Bachkatov, chercheuse au Département de science politique de l'Université Libre de Bruxelles.
Selon cette politologue, le Kremlin a décidé d’opter pour le "soft power" plutôt que pour le pouvoir des armes : "Dans le cadre du conflit ukrainien, on voit que la bataille des médias est désormais plus importante que la bataille politique. Les Russes ont l’impression qu’en Occident, nous avons une vision absolument monolithique et systématiquement pro-ukrainienne. Ils veulent donc proposer autre chose. La guerre de l’information fait partie maintenant des moyens de défense d’un pays".
Bientôt un "RT" en français?
Dès 2005, la Russie avait déjà lancé sa chaîne de télévision "RT" (anciennement Russia Today) aujourd’hui diffusée en anglais, en arabe et en espagnol. Mais avec la création de Sputnik, et l’ouverture d’un studio de RT à Londres, le Kremlin passe à la vitesse supérieure. Pour Françoise Daucé, maître de conférences à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, il s’agit d’un processus de modernisation indéniable : "Ils intègrent plus la dimension Internet dans le but de toucher un public plus large, plus jeune et plus réactif". Pour cette spécialiste, le nom de Sputnik n’a d’ailleurs pas été choisi au hasard : "Grâce à lui, le nouveau média se situe dans le prolongement des succès de la conquête spatiale et à un moment de grande réussite technique en Russie. Cela donne aussi une dimension internationale".
Cette propagande à destination de l’étranger séduit déjà un certain public. "C’est très efficace auprès de segments très spécifiques de la scène politique dans les pays occidentaux. On le voit très bien en France avec un intérêt des cercles d’extrême droite pour ce genre de médias", note Françoise Daucé. "C’est un auditoire spécifique mais qui n’est pas négligeable. Si on prend le cas de la France, le Front national est une force politique qui compte". Selon plusieurs observateurs, une version de RT en français serait d’ailleurs en projet.
S'exiler pour garder son indépendance
Mais alors que le Kremlin renforce sa couverture à l’international, la situation des médias indépendants en Russie est de plus en plus préoccupante. En mars 2014, la rédactrice en chef du site le plus ancien et le plus lu Lenta.ru a ainsi été limogée et remplacée par un journaliste plus favorable aux positions du Kremlin. "L’ancienne rédaction de Lenta a fait le choix de s’installer à l’étranger. Ils ont créé un site indépendant qui s’appelle Meduza et qui est basé désormais à Riga (capitale de la Lettonie, NDLR). Ils sont obligés de s’exiler pour garder leur indépendance", raconte Françoise Daucé. "C’est aussi le cas pour le site Grani.ru, bloqué en Russie après avoir été accusé de publier des documents extrémistes. Sa rédactrice en chef s’est installée à Paris", précise-t-elle.
Cette spécialiste de la Russie note d’ailleurs avec ironie que pour mieux vendre son image à l’étranger, le Kremlin prend exemple sur ces mêmes journalistes qu’ils musèlent à l’intérieur : "Les autorités reprennent les pratiques des médias indépendants à leur propre profit. Ils réutilisent leurs méthodes innovantes pour toucher un public plus large en jouant sur le côté multimédia avec du texte, de la radio et de la vidéo. Ils s’inspirent ainsi dans ce sens des recettes occidentales".