
Depuis l’assaut de l’organisation de l’État islamique contre Kobané, la frontière turco-syrienne constitue un enjeu important de la lutte contre les jihadistes. Mais les stratégies divergentes des forces en présence brouillent les cartes.
• Quel enjeu représente la frontière turco-syrienne pour l’organisation de l’État islamique (EI) ?
Essentiellement sunnites, avec des minorités non-musulmanes (chrétiens, yazidis...) et des formations politiques souvent laïques, les Kurdes constituent une cible privilégiée des jihadistes car le "califat" voulu par l'EI inclut les zones kurdes d'Irak et de Syrie.
Le 16 septembre, l’organisation jihadiste a donc lancé une offensive sur la ville majoritairement kurde de Kobané (Aïn al-Arab en arabe) afin d’étendre son contrôle sur la frontière avec la Turquie. L’EI y a pénétré jusqu'au centre et a occupé jusqu'à la moitié de la ville, mais les combattants kurdes semblent avoir repris, depuis jeudi 16 octobre, du terrain perdu grâce à l'intensification des bombardements aériens menés par la coalition internationale.
Aux yeux de l’EI, la prise de Kobané est d’autant plus stratégique qu’elle faciliterait le commerce du pétrole de contrebande, ainsi que l’entrée en Syrie des candidats au jihad transitant par la Turquie. En outre, comme l’indique "Le Monde" dans son édition du 16 octobre, la chute de Kobané ouvrirait "la voie à une offensive contre Hassaké [ou Al-Hasaka], riche en pétrole et verrou stratégique entre les territoires contrôlés par l’EI en Syrie et en Irak".
Engagée dès la mi-septembre, "la bataille de Kobané" a causé la mort de 662 personnes, selon un décompte de l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH), qui ne prend cependant pas en compte les victimes des frappes aériennes. L'EI y a perdu quelque 370 combattants et les Kurdes de Syrie, regroupés au sein des Unités de protection du peuple (YPG), plus de 250.
En quête de renforts, les Kurdes accusent les autorités turques de bloquer à la frontière les combattants souhaitant protéger Kobané.
• Pourquoi la Turquie refuse-t-elle d’ouvrir sa frontière ?
Bien qu’elle ait déployé des troupes à la frontière avec la Syrie, l’armée turque est accusée de ne pas agir suffisamment pour défendre Kobané des griffes jihadistes. De fait, depuis le début de l’assaut mené par l’EI sur la ville, l’attitude adoptée par les autorités turques demeure ambiguë. Non seulement elles n'ont pas longtemps empêché l’entrée des combattants jihadistes en Syrie mais elles entravent, à présent, le flux de renforts kurdes attendus dans la ville.
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Engagé depuis deux ans dans des pourparlers de paix avec Ankara, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) exige l’arrêt de ce qu'il considère être un soutien "politique, militaire et stratégique" à l’EI, l’ouverture d’un corridor humanitaire et militaire pour pouvoir passer et se battre en Syrie. Il demande aussi la reconnaissance du statut du Rojava, région du Kurdistan syrien qui cherche à établir son autonomie, à l’image du Kurdistan irakien.
Des demandes qu’Ankara semble loin de vouloir satisfaire. Lors d’un entretien exclusif accordé à France 24, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a affirmé que "la Turquie ne peut pas armer des civils et leur demander de se battre contre des groupes terroristes […] Envoyer des civils à la guerre, c’est un crime !".
Mais pour nombre d’observateurs, cette apparente prévenance dissimule mal les réelles intentions du pouvoir turc. Comme l’a rappelé Pierre Conesa, maître de conférence à Sciences-Po et à l’ENA, sur l’antenne de France 24, "l’agenda turc, c’est de se débarrasser du problème kurde, ce n’est pas de se débarrasser de l’État islamique". En interdisant "des Kurdes à venir porter secours à leurs camarades, à leurs congénères, la Turquie laisse exterminer la partie centrale du Kurdistan syrien, c’est-à-dire le dernier sanctuaire du PKK".
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Une position qui, aujourd’hui, menace grandement les négociations censées mettre fin à la rébellion kurde. D’autant que le 13 octobre, l'armée de l'air turque a bombardé des positions en Turquie des rebelles du PKK. Depuis sa prison d’Imrali, où il purge une peine de réclusion à vie, le chef du parti Abdullah Öcalan a averti que la chute de Kobané signifierait de facto la mort du processus de paix.
Du côté des Occidentaux, après avoir longtemps accusé la Turquie de laisser passer des jihadistes en Syrie voisine, on plaide maintenant pour l'ouverture des frontières. Le 14 octobre, le président français François Hollande a formellement prié Ankara d’ouvrir les vannes afin permettre aux "Kurdes syriens" de défendre la ville.
• L’ouverture de la frontière permettrait-elle d’empêcher la chute de Kobané ?
Même si Ankara autorisait tous les Kurdes à se rendre à Kobané, rien ne garantit que ces derniers soient en mesure de résister longtemps aux assauts de l’EI. Même avec le soutien des États-Unis, qui ont annoncé avoir bombardé à 14 reprises les positions jihadistes autour de la ville les 15 et 16 octobre, "Kobané pourrait encore tomber", a mis en garde le porte-parole du Pentagone.
À l’issue de la réunion organisée le 14 octobre près de Washington entre les chefs militaires de 22 des pays de la coalition, la Turquie a ainsi été sommée de s'impliquer davantage, notamment en permettant l'utilisation de ses bases militaires, plus proches des lieux de frappes, notamment en Syrie.
Le 10 octobre, l'envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie, Staffan de Mistura, appelait déjà la Turquie à agir pour empêcher la prise de contrôle de Kobané.
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Selon Pierre Conesa, Ankara aurait les moyens d’empêcher la chute de Kobané : "N’oublions pas que la Turquie est la deuxième armée conventionnelle de l’Otan et qu’elle pourrait donc intervenir pour sauver Kobané. Or elle ne le fait pas, bien qu’elle ait promis de le faire".
De son côté, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a plusieurs fois plaidé pour l'instauration d'une zone tampon et d'une zone d'exclusion aérienne dans le nord de la Syrie, afin de protéger les secteurs tenus par l'opposition modérée au président syrien Bachar al-Assad et les populations qui fuient la guerre civile. Une idée qui a reçu le soutien de François Hollande
Le secrétaire d'État américain John Kerry a, lui, indiqué que l'instauration d'une zone-tampon valait "la peine d'être examinée", mais la Maison Blanche a ultérieurement précisé que l'idée n'était "pas à l'étude pour le moment".
Avec AFP