Alors que le président Barack Obama tente de mettre sur pied une coalition contre l'organisation de l'État islamique, la Turquie a annoncé une participation a minima. Une prudence teintée d’ambiguïté. Décryptage.
La Turquie, qui partage des frontières avec l'Irak et de la Syrie où opère l’organisation de l’État islamique (EI), a refusé, jeudi 11 septembre, de participer aux opérations militaires contre les jihadistes que le président américain Barack Obama entend "vaincre" grâce à une coalition internationale. À défaut d'un rôle clé, Ankara a accepté de permettre aux Américains d'utiliser sa base aérienne d'Incirlik, située dans le sud près de la frontière syrienne, mais exclusivement pour des missions logistiques et humanitaires.
Le ministre des Affaires étrangères turc Mevlüt Çavusoglu, a fait acte de présence le 11 septembre durant la réunion de Djeddah, en Arabie saoudite, consacrée à la lutte contre l’EI. Il n’a pas signé le communiqué final sur le renforcement des mesures à prendre contre les jihadistes.
Une diplomatie qui pose question
À l’heure où l’ensemble de la région se dit concerné par le danger posé par le califat autoproclamé des jihadistes de l’EI sur des territoires à cheval sur l’Irak et la Syrie, soit deux voisins directs de la Turquie, l’attitude de la diplomatie turque pose question. En effet, cette puissance régionale dirigée par un président islamiste, a fortiori membre de l’Otan, se retrouve en porte-à-faux vis-à-vis de ses alliés occidentaux, en ne proposant qu’un soutien a minima.
Et pour cause. Ankara, qui s’était engagée contre le régime syrien dès le début de la crise en Syrie en mars 2011, a été fréquemment pointée du doigt par les Occidentaux pour sa politique de soutien actif aux combattants désireux d’aller faire le jihad en Syrie. Y compris pour les plus radicaux d’entre eux. D’une part, en les laissant transiter par son territoire, qui leur sert également de base de repli, et d’autre part
en facilitant le passage d’armes et d’équipements.
Pour Ankara, l’intérêt de ce soutien aux jihadistes est double : essayer de précipiter la chute de Bachar al-Assad et empêcher
les Kurdes de Syrie (PYD, proche du PKK) de créer une zone autonome à la frontière avec la Turquie. Mais cette politique a directement favorisé l’essor de l’EI, selon les spécialistes des mouvements radicaux. Pis, elle s’est depuis retournée contre la Turquie, même si sous la pression occidentale, elle avait tenté de corriger le tir dès le mois d’avril,
en raffermissant le contrôle à ses frontières.
En effet, le gouvernement turc qui se croyait à l’abri de toute action hostile de la part des jihadistes, grâce à sa politique permissive, a déchanté depuis. Ankara s’est aperçu "qu'elle avait nourri un ennemi plus dangereux que son adversaire traditionnel, le PKK", juge Laurent Leylekian.
En effet, début juin, après leur assaut contre Mossoul, la deuxième ville d’Irak, les jihadistes de l’EI avaient investi le consulat turc
et pris en otage plusieurs dizaines de personnes qui se trouvaient à l'intérieur, dont le consul, des diplomates et des membres des forces spéciales. Une sanction de l’infléchissement de la politique turque synonyme de camouflet pour Ankara, puisqu’au jour d’aujourd’hui, 46 ressortissants turcs sont toujours retenus par l’EI. "Nos mains sont liées à cause de nos citoyens retenus en Irak", a récemment admis le ministre turc de la Défense, Ismet Yilmaz.
Officiellement, c’est donc pour protéger la vie de ses ressortissants que la Turquie évite de s’en prendre frontalement à l’EI en participant ouvertement
à la coalition imaginée par Barack Obama. Un argument qui semble être accepté par les Américains. "Apparemment, il y des sensibilités du côté turc que nous respectons", a commenté un diplomate américain interrogé par l’AFP sur les réserves d'Ankara.
Embarras et ambiguïté
Plongée dans l’embarras depuis la prise d’otage de Mossoul, la Turquie prend donc des pincettes diplomatiques à chaque fois qu’il s’agit d’évoquer les jihadistes du calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi. "L'organisation que vous appelez l'État islamique peut être vue comme une structure radicale et terrorisante, mais il y a des Turcs, des Arabes et des Kurdes dedans. Les mécontentements du passé ont provoqué une large réaction. (…) Si les Arabes sunnites n'avaient pas été exclus en Irak, il n'y aurait pas une telle accumulation de colère." Cette formule pour le moins ambiguë, qui légitimise implicitement l’existence de l’EI, a été prononcée en août dernier par Ahmet Davutoglu, l'actuel Premier ministre et l'ancien chef de la diplomatie d'Ankara.
De son côté, après avoir reçu le secrétaire d'État américain John Kerry, vendredi 12 septembre à Ankara, pour s’entretenir avec les responsables turcs au sujet de la lutte contre l’EI, le chef de la diplomatie turc Mevlüt Çavusoglu s'est montré évasif en évoquant "les défis et les menaces" que représentent "l'Irak et la Syrie". Prudence, prudence donc.
"La Turquie se retrouve dans une position peu enviable, avec des otages aux mains de l’EI et un risque de représailles jihadiste sur sol, explique à France 24 Basel Haj Jasem, analyste politique spécialiste de la Turquie et directeur du Centre arabe d’études sur l’Asie et le Caucase. Ankara ne veut prendre aucun risque qui puisse mettre en péril la vie de ses otages, car elle redoute une vive réaction de son opinion publique".
Une hantise qui semble réelle puisque le gouvernement turc s’est déjà vu reprocher sa politique moyen-orientale par sa population. En mai 2013,
à la suite d’une série d’attentats,
imputés au régime syrien, les Turcs avaient bruyamment manifesté leur colère dans plusieurs villes du pays. Ils avaient reproché au gouvernement d’avoir été trop interventionniste dans le conflit syrien et de l’avoir importé en Turquie.