
L'intervention de l'armée, lundi, pour déloger des centaines de manifestants anti-gouvernementaux fait craindre un nouveau coup d’État militaire au Pakistan. Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS, décrypte la situation.
Des centaines de manifestants exigeant la démission du Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif ont fait irruption lundi 1er septembre au siège de la télévision d'État, avant d'être refoulés par l'armée. C'est la première fois que des militaires interviennent directement dans la crise politique au Pakistan. Le Premier ministre s'est d'ailleurs entretenu lundi avec le chef de l'armée.
Par deux fois déjà, Nawaz Sharif a été écarté du pouvoir, en 1993 par le président Ghulam Ishaq Khan pour des accusations corruption, puis en 1999 lors du coup d'État du général Pervez Musharraf. L'histoire peut-elle se reproduire ? Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS, décrypte la situation.
France 24 : Comment faut-il interpréter la mobilisation des militaires dans cette crise ? Va-t-on vers un cinquième coup d’État au Pakistan depuis son indépendance ?
Jean-Luc Racine : Accepter que le chef de l’armée joue un rôle pour trouver une solution dans la crise politique est une preuve de faiblesse de la part du pouvoir en place. Et comme c’est le cas d’habitude dans l’histoire pakistanaise, quand le pouvoir faiblit, quand l’agitation gagne la rue, il y a toujours un risque que l’armée se décide à siffler la fin de la récréation. Certains parlent de "coup d’État de velours".
Les liens entre Nawaz Sharif et l’armée ont toujours été délicats. Les militaires reprochent au Premier ministre d'avoir voulu faire conduire jusqu’à son terme le procès du général Musharraf, qui l’avait déposé après le coup d’État militaire de 1999. D’autres questions fâchent : Nawaz Sharif est partisan d’un dialogue avec les Taliban, alors que l’armée prône leur répression dans les zones tribales, même si le Premier ministre a finit par se rallier à la ligne de l’armée sur ce point.
Malgré tout, l'armée ne semble pas vouloir reprendre le pouvoir, préférant rester dans une relative discrétion afin de préserver ses intérêts économiques et se concentrer sur le programme nucléaire. Néanmoins, les militaires ne peuvent que se satisfaire de l’affaiblissement de Nawaz Sharif. La situation les fait paraître comme les sauveurs de la nation.
Que demandent les manifestants qui se sont attaqués au siège de la télévision d’État ?
Au départ, ils contestent un certain nombre de sièges aux élections législatives de 2013. Mais l’un des deux leaders des manifestions, le dirigeant du Parti de la justice (PTI) Imran Khan, a fait monter les enchères jusqu’à demander la démission du Premier ministre Nawaz Sharif, élu lors de ce scrutin. Il va même jusqu’à parler de "révolution". À mon sens, c’est démagogique, même s'il faut souligner la maladresse du gouvernement, qui a tardé à répondre aux questions soulevées sur la validité de ce scrutin. Cela dit, le rapport des observateurs de l’Union européenne a validé ces élections. Le PTI, arrivé troisième en nombre de voix, demande à tirer un trait sur des élections validées par des observateurs internationaux.
À la tête des manifestations on retrouve donc Imran Khan, un ancien joueur de cricket reconverti dans la politique, et le prédicateur Tahir ul-Qadri. Quel point commun ? Pourquoi les manifestants suivent ces deux hommes ?
Jean-Luc Racine : Les deux leaders des manifestations sont tous les deux charismatiques, mais sur des modes complètement différents. Imran Khan est à la tête d’un vrai parti politique, le PTI, et il a le prestige d’avoir été un grand joueur de cricket, une discipline très populaire au Pakistan.
De l’autre côté, Tahir ul-Qadri, prédicateur religieux, est un personnage hors norme qui a deux passeports, un canadien et un pakistanais. Il n’a pas de véritable parti politique et lui ne s’est pas présenté aux élections de 2013. Il apparait comme un leader religieux pour un islam modéré. Son école de pensée "barelvi" est proche du soufisme. Qadri a su se donner à l’étranger l'image d’un clerc partisan d’un islam "ouvert", en publiant notamment une fatwa contre le terrorisme. Depuis longtemps on considère que Tahir ul-Qadri est manipulé, si ce n’est par l’armée en tant que telle, au moins par les services secrets pakistanais. Il a fait surface sur la scène politique trop soudainement lors de manifestations importantes l’an dernier, et déjà à ce moment là, la question s’était posée.