
Le 25 août 1944, la 2e division blindée libérait Paris, aidée par les FFI. Dans son char Sherman, après des mois de combats, le pilote Lucien Matron découvrait une ville en liesse. Soixante-ans dix ans après, il se souvient de ses compagnons d'armes.
Les souvenirs sont indélébiles. Le bruit des tirs. Le roulement des chenilles de son char. Les cris de joie des habitants des villages libérés. Rien ne s’est effacé dans la mémoire de Lucien Matron. "J’y pense tous les jours", confie à France 24 l’ancien soldat de la 2e division blindée, la gorge serrée. "Je me vois encore sur la route de Paris pendant la Libération !" À 91 ans, l’ancien pilote de char est heureux de pouvoir raconter son parcours. L’émotion laisse bien vite place à des traits d’humour et à des anecdotes en pagaille : "Je ne pensais pas que 70 ans après, j’allais être interviewé ! À l’époque, il y avait des journalistes, mais ils étaient surtout Américains."
Lucien Matron fait le modeste, mais il a pourtant écrit une page importante de l’histoire de France en compagnie de ses camarades de la Division Leclerc. Originaire de Chalon-sur-Saône, il a fait le choix de résister dès l’arrivée des Allemands en juin 1940. Âgé de seulement 17 ans, il décide de passer en zone libre. "Beaucoup de jeunes de mon époque n’acceptaient pas bien leur présence. On n’avait jamais été occupés. On ne connaissait pas la guerre de 1914. Il n’était pas du tout question de collaborer avec les Allemands, raconte-t-il. Tout le monde parlait de rejoindre de Gaulle, mais il fallait encore pouvoir le faire. J’avais de la famille de l’autre côté de la ligne de démarcation. Mon père m’a fait traverser la Saône de nuit et je suis parti jusqu’à Mâcon."
De la Bourgogne à la Tunisie, en passant par le Sénégal
Le jeune Bourguignon s’engage dans ce qui reste de l’armée française passée sous l’autorité du gouvernement de Vichy. Il n’a qu’un souhait : rejoindre les colonies. "C’était dans l’idée de revenir en France pour libérer notre pays. Cela s’est finalement réalisé, mais pas du tout comme on le pensait !" Lucien Matron part au Maroc puis au Sénégal. C’est là, en novembre 1942 qu’il apprend le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord. Le jeune pilote de char et ses camarades passent alors sous le contrôle des Forces françaises libres et forment quelques mois plus tard le 12e régiment de Chasseurs d’Afrique (RCA). Lucien Matron va enfin pouvoir en découdre avec ses ennemis.
Le 12e RCA est rapidement envoyé en Tunisie. "C’est là qu’on a eu nos premiers combats. On a libéré Sfax. On a été jusqu’à Tunis", se souvient le soldat français qui pilotait alors un char tricolore, le Somua. "C’était très difficile. Les chars français n’étaient pas conçus pour aller dans le désert. Les moteurs chauffaient. On avait fait des chars pour faire la guerre en Allemagne, pas en Afrique !" Après ce baptême du feu, le régiment rejoint la 2e DB du général Leclerc. Les hommes sont entraînés près de Rabat, au Maroc, et reçoivent des chars américains Sherman. Chaque équipage baptise son engin de guerre. Lucien Matron fait partie du Corse : "Il y avait aussi le Provence, l’Estérel, le Camargue et le Languedoc." Avec ses frères d’armes, le Bourguignon s’amuse à peindre sur son char l’Île de beauté à côté de la carte de France portant la Croix de Lorraine. Le général Leclerc s’aperçoit vite de cet ajout non réglementaire. "Il est passé et il a demandé à ce qu’on l’enlève. Mais ce n’était pas bien grave. Ni pour lui, ni pour nous. On l’a laissé comme ça !", plaisante le pilote, 70 ans après.
En avril 1944, le Corse et ses cinq passagers prennent alors la mer. Direction, l’Angleterre. Les hommes sentent que la Libération de leur pays est proche. Mais le 6 juin 1944, la déception est grande : "On pensait être dans la première vague. Mais l’Armée avait été divisée. Nous, on a été incorporés dans la 3e armée américaine, la troisième à débarquer en France." Ce n’est que le 1er août 1944, qu’ils posent enfin le pied sur le sol français. "Quand on a embarqué en Angleterre, c’était en marche arrière. On s’est tout dit qu’une fois arrivés en France, on allait foncer en avant !", explique le membre du 12e RCA. Sans nouvelles de sa famille depuis plus de trois ans, Lucien Matron est alors submergé par l’émotion. Il est frappé par l’accueil de la population : "On était ovationnés dans les villages. Quand les combats s’arrêtaient, les gens nous recevaient et trouvaient le moyen d’ouvrir une bonne bouteille !"
"Les Parisiennes étaient contentes !"
Mais la 2e DB n’est pas là pour profiter de la douceur de vivre normande. Malgré les réticences des forces alliées, le général Leclerc n’a qu’une idée en tête : libérer Paris. Le 23 août, l’homme fort du général de Gaulle reçoit enfin le feu vert. La course est lancée. L’escadron de Lucien Matron a pour ordre de passer par la porte de Saint-Cloud. "Un peu avant, alors qu’on était stationnés à Boulogne, on nous a dit qu’il n’y avait plus d’essence et qu’on ne pouvait pas aller plus loin. Il voulait juste qu’on n'arrive pas dans les premiers, regrette le pilote du Corse. C’était un peu politique".
Alors que d’autres régiments de la 2e DB font leur entrée dès le 24 août au soir, le Corse arrive dans la capitale le lendemain : "On est montés par la rue de la Pompe, la place Victor Hugo jusqu’à l’Étoile. On a ensuite descendu les Champs Élysées." Il participe à quelques combats isolés. "Les Allemands qui restaient, c’étaient des fadas. Ils savaient depuis longtemps qu’ils avaient perdu. On a quand même eu trois morts, deux à Paris et un dans un village à côté." Lucien Matron préfère se souvenir de la liesse populaire. Sur leurs chars, les soldats français sont les rois de la Ville Lumière. "Les Parisiens étaient contents, mais les Parisiennes encore plus !", décrit-il en rigolant.
Un travail d’équipe
Le 12e régiment de Chasseurs d’Afrique n’a toutefois pas l’occasion de faire la fête très longtemps. La bataille de Paris est terminée, mais la marche vers l’Est ne fait que commencer. Le Corse va connaître ses plus gros combats en Lorraine et notamment à Dompaire : "Avant, c’était la chasse à courre, les Allemands se sauvaient, mais dans cette ville, ils avaient fait venir une division complète. On s’est retrouvés face à face le 12 septembre. Il y a eu 60 chars allemands détruits." L’engin de Lucien Matron est aussi touché par deux obus fumigènes. "J’ai été brûlé pendant longtemps. Quand j’ai été jeune marié en 1945, ma femme m’enlevait encore des bouts de peau à cause des blessures de phosphore", précise-t-il.
Lors de la libération de Baccarat, le Corse saute également sur une mine. Arrivé en Allemagne, le 12e RCA a ordre de se diriger vers le nid d’aigle d’Hitler à Berchtesgaden, qu’il atteint en mai 1945 : "On a vu que tout était cassé. Les premiers soldats français s’étaient servis. Moi, je n’ai rien ramassé du tout. Il y avait des tas de drapeaux allemands, mais je n’ai pas pensé à en prendre un."
Lucien Matron n’a pas besoin d’objets pour se souvenir. Les images sont gravées dans son esprit. Après avoir été démobilisé, il a repris sa vie à Chalon-sur-Saône comme mécanicien, tout en gardant contact avec ses camarades. "On était des frères. Durant la guerre, on ne faisait rien sans les autres. C’était un travail d’équipe. Si on était accrochés, les autres s’amenaient rapidement", résume-t-il. Seul survivant de son équipage, le pilote de char va recevoir en leur nom la Légion d’honneur en septembre prochain : "Je ne la mérite pas plus que mes autres copains, mais peut-être plus que des chanteurs ou des footballeurs ! On s’est battus pour la France."