Alors que le poste-frontière de Ras Jedir fait face, côté libyen, à un afflux massif de travailleurs étrangers souhaitant fuir les violences, chaque jour des Tunisiens traversent le point de passage dans l'autre sens pour regagner leur travail.
De nos envoyés spéciaux à Ras Jedir
L'écrasant soleil amorce sa descente sur le paysage désertique du sud tunisien lorsqu'en ce vendredi 1er août, les hommes en uniforme de l'avant-poste frontalier de Ras Jedir dressent une barrière au travers de la route. Au loin, des coups de feu sporadiques se font entendre. "C'est l'armée libyenne qui tire en l'air", affirme un officier tunisien. À quelques centaines de mètres de là, de l'autre côté du point de passage, une foule de travailleurs étrangers, majoritairement égyptiens, a tenté de passer en force la frontière, désireux de fuir les affrontements entre milices qui s'étendent sur l'ensemble du territoire libyen.
Dans la cohue, un policier tunisien a été blessé "par une balle perdue tirée du coté libyen", font savoir les autorités de Tunis. Des rumeurs, relayées par certains médias locaux, affirment que, la veille, six personnes ont même trouvé la mort lors d'un mouvement de foule dû aux tirs de sommation des forces de l'ordre libyennes. Bien que l'information n'ait jamais été confirmée, la fréquence de plus en plus rapprochée des heurts a fini par convaincre le gouvernement tunisien de fermer le poste-frontalier de Ras Jedir (voir encadré ci-dessous). Seuls les ambulances du Croissant-Rouge et les véhicules arborant les plaques d'immatriculation rouges des corps diplomatiques sont désormais autorisés à entrer en Tunisie.
Dans le sens inverse, le flux a beau être largement moindre, le passage de la frontière fait aussi l'objet d'une restriction : pour des raisons de sécurité, plus aucun Tunisien n'est admis à se rendre en Libye.
"Pourquoi on m'empêche de retourner travailler ?", s'énerve Lotfi Ajlani, l'un des quelques 50 000 à 80 000 ressortissants tunisiens résidant en Libye. Revenu quelques jours à Kasserine, dans le centre de la Tunisie, pour passer les fêtes de l'Aïd avec sa mère et sa sœur, ce mécanicien de 52 ans employé depuis 1990 dans un garage de la banlieue ouest de Tripoli ne pensait pas trouver porte close à Ras Jedir. L'instabilité croissante qui agite son pays de résidence ne semble pas constituer à ses yeux une raison suffisante pour contrarier son retour au travail. "La mort, tout le monde y aura droit un jour, dit-il, fataliste. Et puis, il n'y a pas de violences tous les jours. Je suis en Libye pour trouver la belle vie. J'y travaille, j'y mange, j'y dors. Et je peux nourrir ma mère et ma soeur."
"Je suis déjà mort en Tunisie, alors qu'est-ce qui peut m'arriver de pire ?"
Ils sont une vingtaine ce jour-là à s'être heurtés, comme Lotfi, à la barrière de Ras Jedir après avoir fêté la fin du ramadan auprès de leur famille. Alors que Tunis exhorte ses ressortissants présents en Libye à rentrer au pays "le plus vite possible", tous se disent déterminés à attendre la levée de l'interdiction pour faire l'inverse. Plutôt la Libye, fût-elle au bord de la guerre civile, que la Tunisie et son taux de chômage à plus de 16 %. "Moi, je suis déjà mort en Tunisie, alors qu'est-ce qui peut m'arriver de pire ? lance Mohamed Ali, forgeron installé depuis 13 ans dans l'ancienne Jamahiriya. En Libye, je travaille dans des conditions très très dures, mais au moins j'ai du cash."
Mohamed Boukil montre sur son passeport le tampon prouvant qu'il a quitté la Libye seulement la veille. Gérant d'un café à Tripoli, ce jeune homme de 30 ans n'avait prévu de rester qu'une seule journée dans cette Tunisie qu'il affectionne de moins en moins. "Le problème, c'est que je suis accepté par les Libyens mais pas par les Tunisiens. Et maintenant, ils ne veulent pas me laisser repartir. Pourquoi le gouvernement se soucie de nous aujourd'hui alors qu'ils nous ont lâchés depuis longtemps ? S'ils ont peur pour nous, pourquoi n'essaient-il pas de trouver des solutions ?" Une fois qu'il aura regagné la capitale libyenne, Mohamed ne remettra plus les pieds dans son pays, jure-t-il. "Pas même pour une occasion familiale".
Alors que la nuit ne devrait plus tarder à tomber, Lotfi Ajlani se dit prêt à dormir devant l'avant-poste frontière. Si, le lendemain, le point de passage lui est toujours fermé, il se rendra en taxi au poste-frontière de Dehiba, à plus de 250 km au sud.
À peine 20 heures plus tard, les Tunisiens sont enfin autorisés à franchir Ras Jedir. Après avoir passé la nuit à Ben Gardane, la ville la plus proche, Abdelkrim Mensi éprouve un grand soulagement à pouvoir regagner le pays où il travaille. Depuis 1987, ce quinquagénaire originaire de Tunis, où il se rend tous les quatre mois pour voir sa famille, officie comme conducteur d'engin à Misrata, la "capitale de Frères musulmans, comme ils l'appellent là-bas". Située à 200 kilomètres à l'est de Tripoli, cette ville côtière est le fief d'une milice islamiste engagée dans une lutte régionale avec les brigades révolutionnaires de Zitan. Une rivalité meurtrière qui ne constitue qu'une composante de la guerre fratricide qui se joue dans le pays. "Mais nous, les Tunisiens, on n'a pas de problème avec les Libyens", se rassure Abdelkrim avant de rejoindre à pied ce que les travailleurs étrangers empruntant le chemin inverse qualifient d'"enfer".
Le ministère tunisien de l'Intérieur évalue à 6 000 le nombre de personnes bloquées du côté libyen de Ras Jedir. Jusqu'à la fermeture du poste-frontière vendredi, Tunis a laissé entrer les Tunisiens et les Libyens en règle sur son territoire, mais n'autorise le passage des étrangers arabes et asiatiques vivant en Libye que si eux-mêmes ou leur gouvernement organisent un rapatriement immédiat.
L'Égypte a déjà fait savoir qu'elle allait mettre en place un pont aérien afin d'évacuer ses ressortissants. Environ 675 ont déjà été rapatriés en avion.
Quelque 26 000 personnes, toutes nationalités confondues, ont pu passer la frontière entre les deux pays depuis le 29 juillet. Les autres seront autorisés à entrer en Tunisie à mesure que leurs compatriotes seront évacués.
La Tunisie craint d'être submergée par les réfugiés, comme cela avait été le cas en 2011, lors de la guerre qui a abouti à la chute du régime de Mouammar Kadhafi. "La situation économique dans notre pays est précaire et on ne peut pas supporter (l'arrivée) de centaines de milliers de réfugiés", a souligné durant la semaine le ministre des Affaires étrangères, Mongi Hamdi.