Malgré l’humiliation subie en demi-finale contre la Mannschaft, les supporters brésiliens sont davantage enclins à souhaiter que la Coupe du monde revienne à leurs tombeurs allemands plutôt qu’à leurs voisins argentins. Pourquoi tant d’animosité ?
Entre leurs tombeurs allemands et leurs frères ennemis d’Argentine, le cœur des Brésiliens balance-t-il vraiment ? Encore sonnés par l’humiliation subie à domicile, mardi 9 juillet, en demi-finale de la Coupe du monde contre l’implacable Mannschaft (7-1), les supporters de la Seleçao ne semblent pas prêts à tolérer l’affront d’un sacre argentin sur leurs terres. Les 100 000 fans de l’Albiceleste ayant fait le déplacement jusqu’à Rio le savent. Et depuis la qualification de leur équipe en finale, ils prennent un malin plaisir à défier leurs hôtes en entonnant le célèbre chant : "Brésil, dis-moi comment tu te sens ! Maradona est plus grand que Pelé !". Ou en déployant la modeste banderole : "Dieu est Maradona, le pape est François, le roi est Messi".
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Signe de la crispation qui, au Brésil, entoure l’éventuelle victoire du pays voisin dimanche, aucun joueur auriverde ne s’est risqué à souhaiter publiquement une défaite de leurs cruels tombeurs allemands. S’il a affirmé qu'il soutiendrait ses collègues argentins du FC Barcelone, la star brésilienne Neymar s’est bien gardée d’encourager l'Argentine. "Je souhaite bonne chance à mes coéquipiers Messi et Mascherano", a affirmé, jeudi, l’attaquant de 22 ans à l’occasion de sa première conférence de presse depuis sa blessure au dos. Puis de préciser afin de dissiper tout malentendu : "Je ne soutiens pas l'Argentine mais deux personnes que je connais, dont un que j'avais comme idole et référence. Quelqu'un de spécial, même à l'entraînement. Ce sont deux personnes bien."
Le "France-Allemagne de l’Amérique du Sud"
Comment expliquer tant d’animosité entre les deux nations sud-américaines ? "L’antagonisme qui existe entre le Brésil et l’Argentine est un peu similaire à celui qui prévaut entre la France et l’Allemagne, observe Vincent Chaudel, vice-président du think tank Sport et citoyenneté. Sur tous les continents, les pays voisins ont besoin de se confronter sur le terrain sportif. La rivalité régionale répond à un besoin de renforcer la dramaturgie. En clair, on crée de la passion par le levier du patriotisme."
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Sauf que là où la France et l’Allemagne ont longtemps cultivé leur rivalité sur le terreau d’une histoire tourmentée, le Brésil et l’Argentine peuvent difficilement faire valoir un lourd passif commun pour justifier leur aversion réciproque. De fait, les deux pays ne se sont jamais fait véritablement la guerre. Tout juste ont-ils connu entre 1950 et 1970, comme le rappelle Slate.fr, une période de tensions au moment des dictatures militaires (de 1964 à 1985 pour le Brésil, de 1976 à 1983 pour l’Argentine).
Rivalité artificielle ?
La rivalité que l’on dit atavique entre les deux pays ne serait-elle donc qu’artificielle ? Pas forcément. Du strict point de vue footballistique, les rivaux sud-américains s’opposent en premier lieu par le style de jeu qu’ils défendent. D’un côté, le Brésil se veut le dépositaire d’un football créatif, technique et virtuose (le fameux "joga bonito"), de l’autre, l’Argentine revendique un jeu certes rapide mais plus rugueux et pragmatique.
En terme de résultats bruts, force est de constater qu’aucune des deux écoles ne fait réellement la différence. Sur les 102 rencontres que les deux sélections ont disputées depuis 1914, les Auriverde en ont remporté 41, l’Argentine 37. Mais, pour les Brésiliens, il est une statistique plus parlante que toutes les autres : le nombre de titres mondiaux. Avec ses cinq étoiles accrochées au maillot, la Seleçao reste l’équipe ayant remporté le plus de coupes du monde. Avec seulement deux sacres, l’Argentine n’est même pas sur le podium des nations les plus titrées…
Lutte pour la suprématie de la région
Au-delà des stades de football, l’inimitié qu’éprouvent les deux pays l’un envers l’autre s’explique aussi par la place prépondérante qu’ils occupent tous deux sur le continent sud-américain. "Le Brésil et l’Argentine sont les deux plus grands États d’Amérique du Sud. Et, à ce titre, ils se disputent souvent la suprématie régionale sur le terrain sportif, mais aussi économique, culturel et diplomatique, commente Vincent Chaudel. Ce qui renforce actuellement leur rivalité, c’est le fait que le Brésil soit régulièrement associé au G8 et, de ce fait, soit entré dans le concert des nations, alors que l’Argentine est encore en proie à une importante crise économique. Cette finale, c’est donc l’occasion pour l’Argentine de remporter un succès sur son voisin, succès qu’il ne peut prétendre glaner dans un autre domaine."
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Économiquement, le match est effectivement à l’avantage du Brésil. Devenu en un peu plus d’une décennie la septième puissance économique mondiale, le pays de Dilma Rousseff domine très largement ses voisins du sous-continent. Mais son PIB par habitant demeure inférieur à celui de l’Argentine, ou même du Mexique et du Chili.
La rapide croissance enregistrée par le Brésil ces dernières années n’a pas profité à tous les citoyens. Régulièrement depuis 2012, le pays est le théâtre de fronde sociale qui pourrait ressurgir dès le coup de sifflet finale de la Coupe du monde. "Jusqu’à maintenant, les Brésiliens ne pensaient qu’au foot. On va se rendre compte qu’il y a de beaux stades, mais pas d’écoles, pas d’hôpitaux…, disait au quotidien "Le Monde", un supporter déçu après la lourde défaite contre l’Allemagne. Ce match peut être un bon moment pour changer beaucoup de choses."
En attendant une résurgence éventuelle de la contestation, les forces de l’ordre restent concentrées sur les débordements, qui pourraient survenir entre supporters brésiliens et argentins lors de la finale de dimanche. Le ministère de la Justice a prévu de doubler les effectifs de ses troupes d’élites déjà déployées à Rio. La police militaire envisage de placer 2 500 agents dans les rues de la ville. La sécurité du stade du Maracana, qui compte déjà 3 100 policiers à l'extérieur, devrait également être renforcée pour la finale. Depuis le début du Mondial, plus de 50 "barras bravas", les hooligans argentins, ont été refoulés à la frontière ou à l’entrée des stades.