Soixante-dix ans après le "D-Day", l'histoire du 320e bataillon de ballons de barrage, la seule unité noire du 6 juin 1944, reste méconnue. Une universitaire franco-américaine travaille depuis des années pour que ces hommes sortent de l'ombre.
À l’aube du 6 juin 1944, William Dabney se trouve dans une barge de débarquement. À 6h30 du matin, la plage d’Omaha Beach en Normandie se dessine devant ses yeux. Ce jeune homme de 19 ans, originaire de Virginie, s’apprête à vivre le moment le plus intense de sa vie. Avec ses camarades, il saute de l'embarcation et foule le sol de France sous une pluie de balles et d’obus. "Les Marines étaient déjà passés. Le sable était couvert de cadavres", raconte à FRANCE 24 le vieil homme, depuis son domicile de Roanoke (Virginie), aux États-Unis. "Je faisais partie du 320e bataillon de ballons de barrage anti-aérien. J’avais un ballon attaché à moi lorsque je suis arrivé sur la plage, mais il a été détruit pendant les bombardements".
Dans l’enfer du "D-Day", le soldat américain arrive à survivre tant bien que mal. Il s’empare d’une pelle et creuse un trou dans lequel il reste terré pendant de très longues heures : "Je suis resté sur la plage pendant environ trois ou quatre jours, en attendant l’arrivée de nouveau matériel. Je ne faisais pas partie de l’infanterie ou des Marines, je n’étais pas en train de me battre. J’étais là pour protéger les troupes avec les ballons". William Dabney faisait partie d’une unité spéciale, équipée de ballons en caoutchouc gonflés à l’hydrogène et rattachés à un treuil par des câbles d’acier. Ce système permettait d’éloigner les avions ennemis, en cas de contact un détonateur déclenchait une explosion.
Une reconnaissance 65 ans après
Ce 320e bataillon de ballons de barrage anti-aérien avait également la particularité d’être entièrement constitué de soldats noirs. Alors qu’à l’époque, les militaires de couleur étaient relégués à des tâches subalternes et à l’écart des régiments de blancs, le 6 juin, seul ce bataillon afro-américain a débarqué à Omaha et Utah Beach. Mais pendant des décennies, leur participation héroïque est tombée dans l’oubli. Sur les plaques commémoratives, dans les livres d’histoire ou dans les films, il n'est fait aucune mention de leur présence lors de ce jour si crucial.
Il faudra attendre 2009 pour que William Dabney et ses compagnons obtiennent enfin l'hommage mérité. Le vétéran de Virginie, l’un des derniers survivants de son bataillon, s'est vu décorer de la Légion d’honneur par le président Nicolas Sarkozy accompagné de son homologue américain Barack Obama. "J’étais vraiment reconnaissant que les Français apprécient le fait que je me sois battu pour eux. (…) Quand je suis venu en France pour recevoir ma médaille, ils ont joué des hymnes et j’ai dû rester immobile en faisant le salut. J’ai cru que mon bras allait tomber parce que j’avais plus de 80 ans et maintenant j’en ai 90 !", souligne William Dabney avec humour.
Cette manifestation tardive n’aurait jamais eu lieu sans la détermination d’Alice Mills, maître de conférences de l’Université de Caen. Spécialiste de la littérature afro-américaine, elle a été surprise de "l’invisibilité" des troupes noires américaines débarquées en Normandie. Seuls quelques ouvrages font allusion à ces soldats en les associant à des histoires de viols ou de pillages lors des jours troubles de la Libération de la France. "La thèse de nos historiens me paraissait en décalage avec les souvenirs de nombreux Normands avec lesquels je m’étais entretenue de façon informelle", explique-t-elle à FRANCE 24. "Ils affirmaient avoir cohabité plusieurs mois sans problème avec des soldats noirs, et les enfants de l’arrière-pays semblaient avoir régulièrement voyagé dans leurs Jeeps. La population était plus terrorisée par les Géorgiens de l’armée allemande, réputés pour leur cruauté. Alors que pour les soldats noirs, ils étaient contents qu’ils soient là".
Dans son livre rempli de témoignages "Soldats noirs américains, Normandie 1944", Alice Mills montre également que ces hommes ont joué un rôle très important dans l’opération Overlord. Dans le cadre de ses recherches effectuées pendant une année à l’Université d’Harvard, elle a ainsi retrouvé un message adressé le 26 juillet 1944 par le général Eisenhower au 320e bataillon de ballons de barrage anti-aérien : "Votre bataillon a débarqué en France le 6 juin sous le feu de l’artillerie, des canons et des fusils. Le bataillon, en dépit de ses pertes, a accompli sa mission avec courage et détermination, prouvant son importance dans l’équipe de défense aérienne".
Quelques images du 320e régiment de ballons de barrage antiaérien
Une difficile reconversion
Malgré cet hommage du chef suprême des forces alliées en Europe, le retour à la vie active ne fut pas des plus faciles pour les soldats du bataillon noir. Dans une Amérique où la discrimination sévissait encore, leurs exploits n'eurent pas d'écho. William Dabney, enrôlé dès l’âge de 17 ans, n’a pas pu suivre la carrière souhaitée. Après avoir continué la guerre en Belgique puis aux Pays-Bas et enfin aux Philippines, il a entamé des études après sa démobilisation. "Il est allé au Saint Paul's College, un institut technique, et à Lawrenceville, en Virginie, où il a obtenu un diplôme universitaire d’ingénieur électrique. Mais à l'issue de ses études, il est victime de la ségrégation sur le marché du travail. Il n’y avait pas de poste d’ingénieur ouvert pour des candidats noirs. Il a été obligé de suivre une formation de carreleur", raconte son fils Vinnie Dabney.
L’ancien soldat ne préfère toutefois pas s’attarder sur ces questions. "Quand je suis revenu en France, des jeunes m’ont demandé ce que cela faisait de venir ici libérer l’Europe alors que nous n’étions pas libres nous-mêmes en tant que Noirs. J’ai dû leur expliquer que nous n’étions pas exactement dans la même position que les Français durant la guerre", estime William Dabney. "J’ai grandi dans une ferme en Virginie, bien sûr que nous étions des métayers, mais nous jouions aussi tous ensemble, Blancs et Noirs. Je ne pensais pas vraiment à la ségrégation à l’époque". À 90 ans, le vétéran du Débarquement se focalise sur le devoir de mémoire : "Je ne pense pas que je viendrai en France en juin, mais nous avons notre propre mémorial du 'D-Day' ici et je vais y aller avec quelques vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Et puis je n’aime pas trop voler !"