Alors que les Frères musulmans, déclarés organisation terroriste par le pouvoir en place, subissent la répression du régime du maréchal Sissi, FRANCE 24 a rencontré un responsable des "Frères" pour évoquer les ambitions de la confrérie.
Près d’un an après le coup de force des militaires, les Frères musulmans et leurs partisans continuent de manifester presque chaque jour dans les rues et sur les campus universitaires d’Égypte. Mais l’organisation islamiste égyptienne, dont les principales figures encore vivantes sont sous les verrous, a-t-elle encore une stratégie ? Un responsable du mouvement de jeunesse des Frères musulmans à Alexandrie, nommé ici Mohamed mais dont la véritable identité ne peut être révélée pour des raisons de sécurité, a répondu aux questions de FRANCE 24.
FRANCE 24 : Quelle est la position officielle de la confrérie sur le scrutin présidentiel qui vient d’avoir lieu?
Mohamed : Nous ne reconnaissons pas la légitimité des élections ou de toute autre mesure prise par le pouvoir actuel parce qu’il n’a aucune légitimité : il est bâti sur un coup d’État contre un gouvernement élu et légitime. Certains affirment que le pouvoir en place a trouvé une légitimité dans les grandes manifestations du 30 juin 2013 [appelant Mohamed Morsi à la démission, NDLR]… Mais cette soi-disant légitimité, ce pouvoir l’a de toute façon perdue avec le sang qu’il a fait couler après le 30 juin [lors des répressions meurtrières contre les manifestations de soutien à Mohamed Morsi, NDLR]. Nous considérons en fait cette élection comme une simple "mesure administrative", ou comme une pièce de théâtre, destinée à installer Abdel Fattah al-Sissi à la présidence de manière légale.
F 24 : Dans ces circonstances et alors que les dirigeants des Frères musulmans sont en prison ou recherchés par la justice, quelle est la stratégie de la confrérie ? Est-ce que vous envisagez de négocier avec les autorités ?
La stratégie de la confrérie c’est de rester solide, de se maintenir, malgré toutes les arrestations et la désorganisation provoquée par la répression. Les Frères musulmans sont capables de résister à tout cela parce qu’ils sont profondément ancrés dans la société égyptienne. Notre stratégie c’est de combattre le coup d’État, de refuser la soumission et de continuer nos manifestations pacifiques quotidiennes. Quant à notre position concernant d’éventuelles négociations, comme l’a dit Mohamed Morsi : "Pas de négociations avec les meurtriers". Notre demande est claire : nous voulons le retour de l’Égypte sur la voie de la démocratie, nous souhaitons que les responsables des tueries ou des exactions contre les manifestants soient poursuivis et nous demandons que soit mis un terme à la corruption dans les institutions publiques.
F 24 : Comment les Frères musulmans perçoivent leur impopularité actuelle dans le pays ?
Avec le temps, les gens prennent de plus en plus conscience de ce qui se passe dans toute la société : ils passent du camp favorable au coup d’État, qui soutient le régime, à l’hésitation entre les deux camps ou à une position neutre, pour finalement rejoindre le camp de l’opposition au coup d’État. Ce sont les conséquences de la violence dont use l’appareil sécuritaire contre différents secteurs de la société, sans se soucier de l’affiliation politique des gens.
Par exemple, le barbier qui est en bas de mon immeuble est le fils d’un membre du Parti national démocratique [PND, l’ancien parti d’Hosni Moubarak, dissous après la révolution, NDLR]. Ce barbier avait accroché une photo de Sissi dans sa boutique. Quelques jours plus tard, a démarré une campagne de lutte contre le trafic de drogue dans le quartier. Des policiers sont entrés dans les maisons sans ménagement pour les fouiller. À ce moment-là, le père du barbier est sorti dans la rue pour se plaindre à l’officier de police en charge de l’opération. L’officier s'est mis à le frapper, pour l’exemple, et une bagarre a éclaté. Il a ensuite été arrêté et condamné à six mois de prison pour résistance à l’autorité… Cet événement a fait changer l’opinion de son fils, qui a déchiré sa photo de Sissi. Et c’est la même chose pour chaque personne qui est personnellement victime d’une injustice. C’est pour cela qu’il y aura nécessairement un nouveau soulèvement.
F 24 : Les Frères musulmans peuvent-ils lutter contre leur image négative véhiculée par les médias ?
Pour combattre l’image négative que les médias donnent de nous, nous pensons qu’il faut faire prendre conscience aux gens de ce qui se passe via des cercles de discussion encadrés par des gens de la confrérie. Les chaînes satellitaires qui nous soutiennent jouent aussi un rôle important, tout comme les campagnes de sensibilisation menées par les jeunes sur YouTube, Internet et les réseaux sociaux. Les médias disent par exemple : "Les Frères musulmans sont des terroristes". Notre réponse c’est qu’un groupe terroriste ne peut pas se montrer dans la rue, alors que nous, nous sommes présents dans des quartiers populaires, nous parlons avec les gens… Si nous avions des armes, on ne nous verrait pas dans la rue, au milieu de la population, et personne ne nous soutiendrait.
F 24 : Est-ce que la confrérie continue ses activités sociales et de charité ou est-ce que la campagne de répression actuelle vous en empêche ?
Nous poursuivons ces activités mais de manière moins intense à cause des arrestations et de la pression sécuritaire, et aussi parce que beaucoup de responsables de la commission en charge des activités sociales ont été tués ou arrêtés. La décision des autorités de geler les avoirs des organisations de bienfaisance nous handicape également, comme les difficultés que nous rencontrons désormais lorsque nous travaillons dans la rue, à cause du harcèlement des forces de sécurité. D’autre part nous avons maintenant une nouvelle charge "sociale": nous devons nous occuper des familles des "martyrs" et des prisonniers, sans parler de la prise en charge juridique de ceux qui ont été arrêtés – il faut fournir les avocats et couvrir les dépenses lors des procès. Nous n’arrivons pas à tout faire.
F24 : Comment envisagez-vous l’avenir ?
Nous allons continuer notre travail pour que les Égyptiens prennent conscience de la situation. Nous allons continuer à rallier des gens au camp du refus du coup d’État, jusqu’à la chute de ce régime. Je pense que Sissi va se retrouver confronté à de très grands défis, d’autant qu’il n’a qu’une formation militaire et presque pas d’expérience en politique. Concernant la répression, je pense qu’elle va encore se renforcer, que les arrestations vont continuer, parce que Sissi a déjà menacé, dans ses interviews, de réprimer les manifestations et toute type de protestation, en assurant que ce sont des choses qui "détruisent la patrie".