Seul film français en course pour la Palme d’or du court-métrage, "Aïssa" ausculte la froide mécanique des controversés tests de puberté pratiqués en France sur des immigrés mineurs. Rencontre avec son jeune réalisateur Clément Tréhin-Lalanne.
Le badge qu’il arbore sur la poitrine est réservé à quelques privilégiés du festival de Cannes. Dessus y figure la discrète pastille bleue signifiant "réalisateur en compétition". Seule une petite trentaine de personnes peuvent se targuer de posséder un tel sésame sur la Croisette. Clément Tréhin-Lalanne est de ceux-là. Grâce à son film "Aïssa", le réalisateur français, qui vient de fêter ses 31 ans, fait en effet partie des neuf cinéastes qui pourraient aller chercher, samedi 24 mai, la Palme d'or du court-métrage. Le prix sera remis lors de la très médiatisée cérémonie de clôture du festival. Et pas par n’importe qui : l’Iranien Abbas Kiarostami, à qui a été confiée cette année la présidence du jury des courts.
Fabuleux destin que celui de Clément Tréhin-Lalanne qui, il n’y a pas longtemps encore, faisait la doublure de Didier Bourdon sur le tournage des "Trois Frères 2". Car avant d’être réalisateur, le jeune homme gagnait sa vie - et compte la gagner encore - en tant que régisseur-adjoint sur les plateaux de cinéma. Sorte de chef d’orchestre de la logistique qui peut être amené à jouer les chauffeurs d’acteurs ou à approvisionner ses confrères en café.
C’est entre deux tournages, presque en dilettante, qu’il a écrit et tourné "Aïssa", son deuxième court-métrage. En huit efficaces minutes, le film reconstitue, avec une froideur clinique, un de ces "tests de puberté" auxquels l’administration française soumet de jeunes immigrés "isolés" soupçonnés de mentir sur leur âge. Hasard de l’actualité, le journal "Le Monde" a récemment rapporté le cas d’une jeune Congolaise qui, jugée majeure après des examens physiques, fut menacée d’expulsion.
À la veille de l’annonce du palmarès de ce 67e Festival de Cannes, rencontre sur la Croisette avec le seul Français en lice pour la Palme d’or du court-métrage.
FRANCE 24 : Quelle a été votre réaction à l’annonce de la sélection d’"Aïssa" en compétition officielle ?
Clément Tréhin-Lalanne : J’avais terminé "Aïssa" en novembre dernier, mais comme je travaillais sur un tournage, je n’ai pas pu m’occuper de la diffusion. Takami, ma maison de production, ne voulait pas montrer le film tout de suite afin de pouvoir le présenter aux sélectionneurs de Cannes. Moi, je trouvais ça con d’attendre jusqu’à fin avril une réponse que je pensais négative. Et puis voilà, c’est arrivé. Comme quoi, producteur, c’est un métier.
Comment vit-on le Festival de Cannes quand on est de l’autre côté de la barrière, celle des réalisateurs en compétition ?
Pour commencer, j’ai pu dîner au Carlton. J’ai également rencontré la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, à l’occasion d’un dîner officiel sur la problématique des courts-métrages. Comme je n’arrive pas à dormir et que mon badge me donne accès à toutes les séances, je vais voir beaucoup de films et fais la fête, bien sûr. Je suis à Cannes quand même et pour un cinéphile comme moi, c’est ce qui se fait de mieux. Il y a une jubilation qui dure.
Comment passe-t-on de cinéphile à réalisateur ?
J’ai suivi un cursus d’études cinématographiques à l’université de Jussieu. Nous analysions des séquences 10 heures par semaine et regardions des tonnes de films en salles ou en DVD. Si bien qu’en cinq ans, je me suis constitué une assez solide culture cinématographique.
En parallèle, je suis devenu régisseur au sein d’une petite structure d’étudiants. Puis j’ai travaillé pour une boîte qui produisait des clips et des pubs. Quand ils avaient un film en production, ils gardaient le matériel quelques jours supplémentaires pour faire des courts-métrages. Chacun mettait 500 euros de sa poche pour pouvoir tourner. C'est comme ça que j’ai pu faire mon premier court-métrage, "Lucien", qui a été sélectionné dans quelques festivals, mais sans gagner de prix.
Comment en êtes-vous venu à "Aïssa" ?
L’idée du film m’est venue il y a cinq ans, à la lecture d’un article du site Rue89 racontant le déroulement d’un "test de puberté" pratiqué sur une jeune Congolaise, à la demande de l’administration française. Le rapport y était publié in extenso et montrait toutes les étapes par lesquelles la jeune fille avait dû passer. Le médecin parlait de son hygiène corporelle, de l’examen radiologique de son poignet, de ses dents, de sa pilosité, de ce qu’elle disait et du fait qu’elle paraissait méfiante. Ce rapport dégageait un climat de suspicion assez malsain qui partait du présupposé qu’elle mentait. Le médecin disait par exemple qu’elle s’était récemment rasé le pubis, sous-entendant qu’elle essayait de masquer sa pilosité, alors qu’elle pouvait l’avoir fait pour des raisons d'hygiène.
Dès que j’ai lu le rapport, j’ai eu le film en tête. Il présentait l’avantage de ne presque rien coûter tout en évoquant un sujet qui me touchait.
Comment avez-vous décidé de tourner un film dont le scénario est tiré d’un rapport médical ?
Nous avons tourné en pellicule car nous voulions une image du passé. Le film est tourné en format quatre-tiers car, quand j’ai écrit le scénario, je pensais à ces vieilles diapositives qu’on nous montrait à l’école, en cours de biologie. Je voulais montrer qu’on avait affaire à une médecine d’un autre temps, approximative, brouillonne, et non pas à de la technologie de pointe, pas à une médecine du 21e siècle.
C’est Bernard Campan, l’un des trois Inconnus, qui prête sa voix au médecin. Il vous fallait une star pour le film ?
En tant que régisseur, j’ai été amené à travailler sur le tournage des "Trois Frères 2". Je faisais la doublure de Didier Bourdon et le chauffeur de Bernard Campan. On s’est très bien entendu et j’ai proposé à Bernard de faire la voix. Le film était monté mais il nous manquait la voix-off. Je voulais quelqu’un qui apporte de la crédibilité au film mais qui n’ait pas une voix reconnaissable entre mille, comme celle d’André Dussolier ou de Fabrice Luchini. En cela, Bernard Campan était parfait.
Jane Campion, l’actuelle présidente du jury des longs-métrages, a obtenu en 1986 une Palme d’or du court-métrage avant d'avoir la carrière que l'on connaît. Rêvez-vous d’un destin similaire ?
Je ne m’interdis pas du tout d’y penser. Ramener une Palme d’or, ce serait incroyable, mais si je ne l’ai pas, il n’y aura pas de déception car c’est déjà incroyable d’être ici. "Aïssa" a été projetée quatre fois à Cannes, j’ai pu rencontrer le public, qui a bien réagi au film. Je suis régisseur, mon métier, c’est de la logistique pure, et toutes ces rencontres me confortent dans l’idée que je peux continuer à écrire, que j’ai un point de vue de réalisateur. Maintenant, je peux me prendre au sérieux. Mon approche ne sera plus désormais la même : je tournais en dilettante, maintenant je vais essayer d’être un réalisateur. Je peux vivre ce que j’ai rêvé dans mes rêves les plus dingues, mais je peux aussi me rendre compte que je ne sais pas faire. C’est le côté angoissant de cette histoire.
Pensez-vous déjà à l’après-Cannes ?
Si "Aïssa" est vendu et distribué dans d’autres pays, on disposera d’un peu d’argent pour se mettre sérieusement à écrire sur un autre film. Plutôt un court long qu’un court tout court. Juste avant d’être sélectionné, j’avais l’idée de faire un petit long-métrage sur un médecin de campagne malade qui est remplacé par un jeune Tunisien. Ce sera un film sur le rapport au corps, aux stéréotypes, à la nature. Je vis avec ma femme et mes deux enfants en Eure-et-Loire, c’est-à-dire entre la banlieue parisienne et la province, j’aime beaucoup la campagne et l’humanité qui s’y dégage.
Mais j’ai aussi profité du Festival pour glisser à deux, trois producteurs que j’étais un très bon régisseur-adjoint. Il faut bien continuer à gagner sa vie.