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Grande Guerre : "L'image du Breton était celle du plouc arriéré"

Cent ans après la Grande Guerre, des mythes persistent autour des soldats bretons. Certains évoquent encore le "sacrifice" de cette région. Pour contrer ces idées reçues, un colloque est organisé mi-mai à ce sujet.

Dans la galerie supérieure de la Cour d'honneur des Invalides, une plaque commémorative apposée en 1935 rend hommage aux anciens combattants bretons de la Première Guerre mondiale et à leurs "240 000 morts". À Saint-Anne-d’Auray, un haut lieu de pèlerinage du Morbihan, ce même chiffre est visible près du monument de la Grande Guerre : "Construit de 1922 à 1932 par les catholiques des cinq diocèses de Bretagne pour garder le souvenir des 240 000 Bretons, soldats, marins, aviateurs et civils, victimes de la Grande Guerre 1914-1918".

Dans la mémoire collective de cette région de l’ouest de France, ce sanglant décompte est resté comme une marque indélébile, symbole du "sacrifice" le plus important infligé à une région française. Pour preuve, un article paru le 3 mai dernier sur le site du journal "Ouest-France" reprenait encore ce chiffre comme une vérité, avant d’être corrigé quelques heures plus tard.

Depuis la fin du conflit, ce bilan n’a jamais cessé d’attiser les polémiques. Mais de récentes études ont permis de confirmer que ce chiffre a bien été exagéré. Yann Lagadec, m aître de conférences en histoire à l’Université Rennes 2, s’est notamment penché sur cette question et estime que le total se situe plutôt aux alentours de 130 000 morts. "Avec la nouvelle version de la base Mémoire des hommes (qui recense les soldats morts pour la France, NDLR), on peut interroger directement à l’échelle départementale. Il est très facile d’avoir les chiffres et les choses sont très claires", explique-t-il à FRANCE 24. De ces travaux effectués aussi bien par des chercheurs que des historiens amateurs, il ressort que la Bretagne "fait bien partie des régions les plus touchées en France, mais tout comme d'autres zones très rurales". C’est en fait la Lozère qui, comparativement à son nombre d’habitants, a payé le plus lourd tribut (5,31 % de la population du recensement de 1911) devant la Mayenne (4,55 %) et la Vendée (4,53 %). Le premier département breton, les Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor), figure, lui, en quatrième position (4,52%).

Une récupération politique du "sacrifice breton"

Pour tenter notamment de mettre à mal cette vision fantasmée du sacrifice breton, cet historien a organisé, les 14 et 15 mai, un colloque international consacré aux Bretons dans la Grande Guerre, à l’École militaire de Saint-Cyr Coëtquidan et à Rennes. Aux côtés d’autres spécialistes de cette période, ils aborderont la question de cette "saignée". Selon Yann Lagadec, ce chiffre a été monté en épingle dans un but très politique. "Cette idée s’est développée dans l’entre-deux-guerres, parallèlement au mouvement régionaliste. […] Mais c’est utilisé de tous les bords, également par les républicains pour montrer que les Bretons se sont comportés comme les autres Français et aussi par la droite catholique qui présente les choses sous l'angle du martyr au sens religieux du terme. Le terme d’Holocauste est utilisé régulièrement", indique le maître de conférences.

L’autre sujet sensible concerne l’idée selon laquelle les Bretons ont été délibérément placés en première ligne lors de la Grande Guerre et considérés comme de la "chair à canon". De génération en génération, les paroles attribuées au général Nivelle après l’offensive sur le Chemin des Dames, en avril 1917, se sont transmises : " Ce que j’en ai consommé de Bretons !". Pour l’historien Yann Lagadec, il s’agit encore une fois d’une vision erronée.  "Ce sont des choses aberrantes et déconnectées des réalités militaires du temps", affirme-t-il. "En 1914, par exemple, au moment où les pertes sont les plus importantes, les deux corps d’armée bretons sont envoyés face à la Belgique dans un secteur qui est censé être plus calme que la Lorraine, où devait avoir lieu l’offensive majeure des Français et où on attendait celle des Allemands. (…) Par la suite, les modes de recrutements vont évoluer et les logiques territoriales vont disparaître. Les Bretons ne seront plus principalement envoyés dans des régiments de leur région militaire, mais là où on aura besoin d’eux".

De plouc à soldat valeureux

Au cours de la conférence intitulée " Les poilus bretons et le pinard : mythes et réalités", le colloque s'intéressera aussi à cette mauvaise image qui colle aux soldats de cette région. Au début de la guerre, le Breton est perçu comme un grand consommateur d’alcool. "Je suis tombé par hasard sur de grands panneaux muraux. Delagrave, qui était l’un des grands éditeurs scolaires de la période d’avant-guerre, représentait l’alcoolique comme un Breton en sabots", décrit Yann Lagadec. "L’image du Breton était effectivement celle du plouc arriéré".

Mais la guerre permettra finalement à cette population de gagner en respect. Dans les tranchées, on affirme que les Bretons se montrent durs au combat et font preuve de ténacité. Ce courage est repris dans la bande dessinée "Bécassine". Ce personnage, détesté par les Bretons car jugé particulièrement moqueur, passe du rôle de la bonne godiche montée à Paris à celui de la valeureuse patriote. "L’album "Bécassine mobilisée" donne une vision plus positive de Bécassine qui participe à l’effort de guerre, qui réussit à capturer un certain nombre d’Allemands", constate l’historien. "Si on prend aussi la revue "l’Illustration", le grand hebdomadaire de l’époque. La seule une qui fasse référence à une région française est celle qui représente un couple de sonneurs de biniou et de bombarde [des instruments de musique bretons, NDLR] du régiment d'infanterie territoriale de Guingamp. Ce n’est plus du folklore archaïque mais du folklore symbole d’une identité locale intégrée dans la nation. Les Bretons n'ont pas changé, mais ce qui était perçu de manière négative est maintenant positif. "

En consacrant ce colloque aux soldats bretons, les organisateurs ne cherchent pas à opposer ces poilus à ceux d’autres régions françaises. Pour Yann Lagadec, ils affirment au contraire "remettre les choses à plat" : "La dimension régionale mérite d’être étudiée et replacée dans un cadre plus général. La façon dont les Bretons ont vécu la Grande Guerre, que ce soit au front ou à l’arrière, est comparable à 97 % à celle vécues par les autres combattants et populations des autres régions".  Un colloque consacré à la Normandie dans la Grande Guerre est également prévu les 16 et 17 mai à Rouen.

Programme:

14 mai 2014 - Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, Guer
15 mai 2014 -  Archives départementales, Rennes, Auditorium
15 mai 2014 - Les Champs libres, Rennes, Salle Hubert Curien