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Les héritiers de Renault ne désespèrent pas de revoir quelques milliards

Depuis la mort de Louis Renault, les descendants du fondateur de la marque automobile demandent réparation. Pour eux, la nationalisation de l’entreprise pour faits de collaboration est une double injustice historique et juridique.

La querelle judiciaire qui oppose les petits-enfants du fondateur de l’entreprise Renault à l’État français est unique en son genre. Jamais personne n’était venu reprocher à la France du Général de Gaulle les nationalisations qui ont eu lieu à la Libération.

C’est pourtant ce qu’ont entrepris les huit descendants de Louis Renault depuis plusieurs années. Leur épopée judiciaire tient en plusieurs dates, jusqu’à la plus récente, en mars 2014, où la Cour de cassation a refusé de renvoyer leur demande de QPC (question prioritaire de constitutionnalité, NDLR) devant le Conseil constitutionnel. Les héritiers du fils de Louis Renault tentent de démontrer l’atteinte à plusieurs principes constitutionnels, tels le droit de propriété ou la personnalisation des peines, causée par l’ordonnance de nationalisation des usines de leur grand-père signée par le Général de Gaulle en 1945.

Mais le combat de s’arrête pas là, "nous sommes décidés à épuiser toutes les voies de recours, des juridictions administratives à la Cour européenne des droits de l’Homme." "Nous sommes nombreux, sûrs de nous et pleins d’énergie pour laver la mémoire de notre famille", assure Hélène Renault-Dingli, l’une des héritières ayant sorti cette affaire de l’ombre. Après le refus des juridictions judiciaires de s’emparer du dossier, les héritiers et leurs avocats vont se tourner vers les juges administratifs.

"Comment accepter dans un État de droit ce que l’on n'a pas accepté en Pologne ou en Russie, où le prétexte de la reconstruction a donné lieu, là aussi, à de nombreuses spoliations en 1945 ? Les biens volés par la puissance publique doivent être restitués. On parle bien de la spoliation des biens juifs, mais ce qui s’est passé en France est un tabou", tempête l’avocat  Me Thierry Levy, dans le clair-obscur de son bureau de la rue de Varenne.

L’affaire Renault est le seul cas de nationalisation-confiscation venant sanctionner, sans le juger, le comportement d’un individu pendant la Seconde Guerre mondiale. Me Jean-Paul Teissonnière, avocat de la CGT-Métallurgie, partie civile au procès, ne s’explique pas "l’audace morale, juridique et financière" de ces héritiers que tous souhaiteraient plus discrets "étant donné le passé de leur aïeul". "Je rappelle aussi les signatures prestigieuses que l’on peut lire en bas de l’ordonnance de nationalisation des usines Renault : Léon Blum, Alexandre Parodi et bien sur celle du Général de Gaulle", indique l'avocat.

Une affaire de famille

Pour comprendre cette affaire de famille, il faut se replonger dans l’Histoire, se rappeler de cet autre temps où l’automobile était encore un rêve. Louis Renault est un ingénieur de génie. Il se consacre à l’automobile comme on entre en religion. Il fait de son entreprise l’une des plus belles et des plus prospères de France à l’entre-deux-guerres. Les taxis de la Marne sont le meilleur exemple de la légende dont il est à l’origine. Sa personnalité fascine, son caractère inquiète. "Il poursuivait quelques idées simples avec une ténacité qui à la fin consternait ses adversaires", disait de lui Pierre Drieu La Rochelle, qui fut, pendant 10 ans, l'amant de sa femme Christiane. C'est aussi un patron "à l'ancienne", volontiers cassant et brutal avec les ouvriers. Ce qui explique que les communistes l'aient eu dans le collimateur à la Libération.

Héros de la victoire de 1918, entrepreneur exceptionnel de la marque au losange, il deviendra la honte de son pays en 1944. Accusé de collaboration avec l’ennemi, c’est un homme déjà vieux, usé psychologiquement et physiquement, qui est enfermé à Fresnes en septembre 1944. Il meurt à l’hôpital militaire le 24 octobre. Le 16 novembre, le projet portant "confiscation et nationalisation des usines Renault" est présenté aux membres du gouvernement de la République française.

"Tout le problème est là, il n’a pas été jugé, ni coupable, ni innocent. Les usines Renault ont été confisquées non pas à Louis Renault, puisqu’il était mort dans des conditions douteuses, mais à ses héritiers, sa femme Christiane et son fils unique Jean-Louis. La question n’est pas de savoir aujourd’hui si cet homme a collaboré ou non, mais de remettre en cause la légalité de cette décision", assure l’un des avocats de la famille Renault.

La libération de Paris

À la libération de Paris, le climat est sulfureux. On sait aujourd’hui qu'après quelques mois chaotiques, l’État provisoire restauré a dû apaiser la violence des anciens résistants. Louis Renault a été emprisonné dans une partie de la prison de Fresnes qui échappait à la surveillance des gardes et était contrôlée par les combattants des Forces françaises de l'intérieur (FFI). A-t-il été victime, comme l’ont toujours cru ses descendants, de passages à tabac ayant conduit à sa mort ? Est-il le bouc émissaire d’une époque où la sortie de l’enfer de la guerre justifiait de faire passer la raison d’État avant le droit commun ? Le général de Gaulle a-t-il livré la peau de ce patron haï aux communistes, qui réclamaient sa tête depuis septembre 1944 ?

L’Histoire ne peut pas, aujourd’hui, répondre de façon précise à ces questions. Jean-Denis Bredin, qui a suivi les débuts de l’affaire Renault aux côtés de Me Jacques Isorni, retient que les expertises sur le corps de Louis Renault n’ont pas permis de déterminer avec certitude les causes de sa mort. Mais le doute subsiste et de nombreux indices alimentent cette version.

"C’est un sujet très compliqué, les avis divergent, mais ce qui est tout à fait certain c’est que les entreprises Renault n’ont pas fabriqué de chars pendant la guerre, souligne l'historien Patrick Fridenson. C’est une légende urbaine, ceux qui martèlent cela ne sont pas sérieux".  Une référence sans doute à la principale détractrice de la famille Renault, Annie Lacroix-Riz, historienne et membre du Pôle de renaissance communiste en France dont la devise est "Franchement communiste". Convaincue de la culpabilité de Renault, elle regrette "l’initiative familiale et la vaste entreprise de réhabilitation de Louis Renault, et avec lui, du haut patronat français sous l'Occupation".

L’Histoire confrontée à la Justice

En 2010, la cour d’appel de Limoges semble donner raison à la famille Renault en mettant un terme à la dispute qui les oppose au centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane, où une photo de l’industriel en compagnie d’Adolf Hitler au salon de l’automobile de 1939, illustrait la légende suivante : "1938, la collaboration des entreprises". La juridiction ordonne le retrait du cliché et, dans une décision particulièrement explicite, sanctionne l’erreur de date mais surtout "la dénaturation des faits" résultant de la présentation de Louis Renault comme un collaborateur notoire, qui plus est dans le contexte particulier de la "préparation du visiteur à la découverte des atrocités commises à Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944 par la division Waffen-SS Das Reich".

Indéniablement, cette décision a été le pivot psychologique qui a poussé la famille Renault, derrière Hélène Renault-Dingli, à entreprendre ce combat. Si la question du comportement de Louis Renault pendant la guerre est secondaire, voire inutile, sur un plan judiciaire, elle est fondamentale pour la famille, qui souffre d’être présentée comme "des bourgeois qui essayent de se faire plaindre". Cette fratrie dispersée, issue des quatre mariages de Jean-Louis Renault est soudée de façon assez inattendue autour d’une histoire familiale qui se conjugue pour eux au passé. Le romanesque des personnages qui parcourent cette histoire est étonnant : l’épouse de Renault, Christiane, la "princesse de Paris", maîtresse du subversif écrivain d’extrême droite Pierre Drieu La Rochelle qui la campa dans l’un de ses romans orientalistes en "Beloukia", le fils unique et adoré Jean-Louis qui ne parvint jamais à détourner le regard de la violence avec laquelle se termina la vie de son père et ne transmis à ses nombreux enfants qu’un sentiment d’inachevé et de colère.

On leur reproche de vouloir "se faire de l’argent sur le dos de l’État qui devrait payer aujourd’hui plusieurs milliards d’euros" dénonce un membre des parties civiles au procès. Or, les héritiers Renault demandent la nomination d’un expert qui viendra évaluer la hauteur du préjudice, si préjudice il y a. Pour l’instant, aucun chiffre n’a été envisagé, mais cela se comptera en milliards d’euros. "Les gens ont l’impression qu’il s’agit d’un hold up judiciaire de la part des petits enfants d’un collabo. C’est faux." réplique Me Thierry Lévy, dont l’argumentation juridique reprend le plaidoyer du garde des Sceaux Pierre-Henri Teitgen devant les députés de l’Assemblée nationale en 1946 : "La personnalité des peines, instituée par la révolution de 1789, s’oppose à des confiscations post-mortem".

Un entrepreneur apolitique ?

Que peut-on lui reprocher au juste ? À cette question, les historiens sont presque unanimes : pas beaucoup plus qu’à Peugeot ou à Citroën. Talbot Imlay, auteur aux éditions de Cambridge de "The politics of industrial collaboration during World War" I'explique : "Aucune entreprise de la taille de Renault n’était prête à se suicider. Elles ont donc toutes été forcées d’accepter de travailler pour les Allemands, qui ont réquisitionné l’industrie française. Produire pour les Allemands allait de soi pour ces sociétés".

"La question intéressante est donc celle de la marge de manœuvre réelle de l'entreprise Renault dans la deuxième partie de la guerre pour limiter cette production. Or, on ne peut démontrer aujourd’hui aucune proximité politique entre Louis Renault et les autorités allemandes qui viendrait corroborer la version selon laquelle il aurait mis du zèle à participer à l’effort de guerre allemand", poursuit le chercheur américain. Certains documents démontrent aujourd’hui que Louis Renault n’était pas d’extrême droite. Ami intime des socialistes Aristide Briand et Albert Thomas, il écrit dans l’un de ses textes sur le projet européen, daté de 1936 "que la fédération économique des pays d’Europe soit faite en dehors de toute idée de nation ; dans un but purement humanitaire et social ; que tous les partis y adhèrent sans esprit de lutte, de passion politique ou religieuse…"

Ni héroïque, ni sombre collabo, cet homme, s’il n’a pas été jugé par la justice du Général de Gaulle, a été condamné par l’Histoire. À Oradour-sur-Glane, le dernier survivant du massacre, Robert Hébras, ne s'embarasse d'aucune subtilité juridique : "Renault ? Un collabo bien sûr."