Il s'agit de la troisième fusillade en six mois dans une base militaire aux États-Unis. Mercredi, un soldat a ouvert le feu à Fort Hood, au Texas. Un drame peu envisageable en France, selon Yann Andruetan, médecin chef du service des armées.
C’est la deuxième fusillade qui endeuille le camp militaire de Fort Hood, au Texas. Mercredi 2 avril, - quatre ans et demi après qu’un médecin de l’armée a ouvert le feu sur treize soldats quelques jours avant de partir en Afghanistan – un militaire a abattu trois personnes et en a blessé seize autres derrière les hauts grillages de cette forteresse militaire abritant environ 45 000 personnes. Il a ensuite retourné son arme contre lui. Le tireur, qui avait été envoyé en Irak pendant 4 mois en 2011, était jugé "psychologiquement instable" et suivi pour dépression.
La culture "Full Metal Jacket"
Un drame qui, selon Yann Andruetan, médecin psychiatre au sein de l’armée française, a peu de chance de se produire en France. Pour des raisons culturelles avant tout. "Aux États-Unis, il existe une culture de l’arme, une culture de la violence qui nous est assez étrangère", explique le médecin sans affirmer pour autant qu’un soldat français serait incapable de passer à l’acte. Il existe également – "dans une moindre mesure" - un conditionnement à la violence mis en place dès l’entraînement militaire.
"Prenez l’exemple du film ‘Full Metal Jacket’, pendant la guerre du Vietnam. Stanley Kubrick avait su mettre en lumière cette préparation, cette adhésion psychologique totale à la guerre, à la violence. Je ne dis pas que ce film reflète la réalité d’aujourd’hui. Mais il illustre une vision idéologique du soldat ‘born to kill’ toujours ancrée dans l’esprit américain", explique le médecin qui rappelle qu’en douze ans de carrière "jamais un patient ne [lui] a fait part d’une envie de meurtre sur ses collègues." En France, les soldats traumatisés par la guerre ont la plupart du temps un "rapport à la violence complètement inversé. Ils en ont une phobie", ajoute-t-il.
Pour autant, nuance l’expert, tous les soldats américains envoyés au front ne sont pas des tueurs en puissance. "Les fusillades sur les bases américaines sont des phénomènes rares, à analyser au cas par cas. On ne peut pas les lier aussi simplement à la culture des armes ou les comprendre sous le seul spectre du ‘stress post traumatique’ des combats", explique Yann Andruetan. Preuve en est : dans le cas de la première fusillade à Fort Hood, en 2009, "le tireur était un médecin qui avait des liens avec Al-Qaïda !", rappelle-t-il.
Un soldat américain passe deux fois plus de temps sur le terrain qu’un Français
Reste que, quarante ans après le Vietnam, le constat de l’état mental des soldats américains est alarmant : 20 % des "boys" envoyés en Irak ou en Afghanistan ont souffert de dépression majeure ou d’un stress post-traumatique, selon une étude américaine de l'association Rand Corporation publiée en 2008 et intitulée : "Les maux invisibles de la guerre : blessures psychologiques et leurs conséquences". Soit un soldat sur cinq. La faute au "traumatisme afghan", évidemment. "C’est une guerre dotée d’un facteur nouveau : l’hypervigilance. Par rapport à la guerre du Kosovo, par exemple, le comportement des soldats est différent. En Afghanistan, la crainte de mourir est omniprésente même en patrouillant dans une zone 'sécurisée'. Les soldats ont été sur le qui-vive 24 heures sur 24", explique le médecin français parti en mission en Afghanistan en 2009.
La faute peut-être aussi au temps passé sur le front. "En moyenne, un soldat américain reste 12 à 14 mois sur le terrain avant de pouvoir se reposer. Parfois, il n’a le droit qu’à une ou deux semaines loin des combats avant de repartir vers un autre pays en guerre." Une endurance physique et psychologique "qui peut atteindre facilement ses limites". "Plus on reste au combat, plus on se fragilise. Le militaire américain se retrouve dans un état de stress très longtemps. Il s’épuise, c’est ce que j’ appelle la ‘corosion psychique’".
En France, selon la législation en vigueur, un militaire reste généralement "six mois maximum" au combat. Il revient ensuite dans une base arrière pendant 12 à 18 mois - période pendant laquelle il s’entraîne et se repose. "Le repos psychologique est extrêmement important. Depuis la Première Guerre mondiale, la France fonctionne sur un même modèle : une durée limitée sur le terrain." Et le médecin de citer un autre exemple historique. "À Verdun [en 1916], comment l’armée française a-t-elle pu tenir face à l’ennemi ? Grâce, entre autres, à un système de rotation des effectifs. Toutes les garnisons ont été envoyées là-bas pour soulager les premières lignes. Un poilu restait 15 jours maximum au front, puis repartait 15 jours en seconde ligne, puis encore 15 en base arrière. En face, les Allemands tenaient leurs postes pendant un mois sans relève."
"Services de psychiatrie saturés"
Que penser alors des structures médicales américaines ? Sont-elle à ce point défaillantes ? Un article du "Monde", datant de 2009, relatait le difficile retour à Fort Hood de Mickael Kern, un soldat américain, de 22 ans, revenu d’Irak avec un syndrome de stress et des pulsions suicidaires. Ce dernier avait mis deux mois avant d'obtenir une consultation avec un psychiatre. "C’est intenable…, se plaignait-il, et je suis loin d’être le seul dans ce cas".
Là encore, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Les structures de santé américaines sont loin d’être déficientes. "Les États-Unis ont des moyens colossaux que nous n’avons pas. Ils ont des 'Trauma center', des sas de décompression, des programmes d’aide sur le terrain", énumère Yann Andruetan. Mais c’est justement là que le bât blesse. Les syndromes post traumatiques se déclenchent majoritairement plusieurs mois après le retour du soldat. Or, se soigner coûte cher aux États-Unis. "Les militaires peuvent rarement s’offrir les services d’un psychiatre civil. Ils doivent donc obligatoirement passer par les médecins de l’armée qui se retrouvent souvent saturés de demandes", explique le psychiatre. Cette réalité soulève la question du suivi à long terme des vétérans "réduits à prendre des médicaments plutôt qu’à engager une thérapie", s’était déjà indigné Stephen Stahl, professeur de psychiatrie à l’université de Californie.
En France, le système de santé est différent. Selon le Code médical des pensions, les militaires (vétérans et actifs) peuvent se faire rembourser leur consultation, même dans le domaine civil. "L’armée prend en charge le coût de la thérapie si un stress est déclaré. Cela change beaucoup de choses", assure Yann Andruetan qui rappelle que l’armée compte au total une quarantaine de psychiatres et une centaine de psychologues pour quelque 200 000 hommes. Un chiffre "raisonnable", affirme-t-il même s’il y a "toujours des progrès à faire pour protéger le mental de nos troupes, et assurer leur bien être physique et psychique."