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Robert Ménard, le chantre de la liberté d’expression devenu l’allié du FN

Ancien pourfendeur des prédateurs de la liberté d'expression, l'ex-patron de Reporters sans frontières a remporté la mairie de Béziers grâce au soutien du Front national. Retour sur un parcours idéologique tortueux.

Il est des parcours de vie que les esprits les plus rationnels ne parviennent pas à saisir tout à fait. Robert Ménard fait partie de ces personnalités médiatiques dont la pensée a opéré un glissement idéologique quasiment sous nos yeux sans qu’on parvienne pour autant à en comprendre la cohérence. Alors qu’il vient de ravir, dimanche 30 mars, la mairie de Béziers grâce au soutien du Front national (FN), le co-fondateur de Reporters sans frontières (RSF) ne cesse d’interroger : comment celui qui fut l’ennemi des censeurs du monde entier peut-il s’acoquiner avec un parti d’extrême droite ?

"La défense de la liberté d’expression", a longtemps répété l’intéressé pour expliquer ce que ses anciens camarades de lutte considèrent comme un impardonnable fourvoiement. "Défendre la liberté d’expression, aujourd’hui, revient fatalement à défendre celle de la droite extrême et de tous ceux qui y sont assimilés", écrivait-il ainsi en 2011 dans "Vive Le Pen !", un petit manifeste qui fit office d’acte de divorce avec ses compagnons de route d’antan. "Derrière l’apparente limpidité d’un ayatollah de la liberté d’expression qui revendique la licence de discuter de tout se cache une terrible confusion des valeurs", regrettait à l’époque François Soudan, directeur de la rédaction de "Jeune Afrique", hebdomadaire dont Robert Ménard fut un proche jusqu’à ce qu’il cesse de jouer "l’éveilleur de consciences de toute une génération de journalistes africains indépendants".

Culte du chef

Car à l’entendre aujourd’hui prôner la préférence nationale, légitimer la peine de mort ou fustiger le mariage homosexuel, on peine effectivement à imaginer qu’il y a encore peu, Robert Ménard, d'origine pied-noir, dirigeait une très active et influente organisation des droits de l’Homme. Un engagement qui lui valut, comme il aime s’en vanter, d’être interdit de séjour à Cuba, en Turquie, en Algérie et dans la Tunisie de Ben Ali. "Il a vraiment mouillé la chemise pour défendre des journalistes ayant maille à partir avec des régimes autocratiques, notamment africains", raconte aujourd’hui un ancien collaborateur de Robert Ménard.

De fait, l’impétueux patron de RSF, aujourd'hui âgé de 60 ans, n’a pas ménagé ses efforts durant les années 1990 pour défendre la cause de Pius Njawé, journaliste militant maintes fois emprisonné au Cameroun, ou obtenir en 2005 la libération de la Française Florence Aubenas, retenue en otage pendant plusieurs mois en Irak.

Mais ses faits d’armes les plus célèbres restent ceux qu’il accomplit en 2008, année où il quitta RSF. C’est lui qui, en Grèce, perturba la cérémonie d’allumage de la flamme olympique pour dénoncer les atteintes à la liberté d’expression en Chine, le pays hôte des Olympiades. Lui aussi qui organisa quelques semaines plus tard les manifestations lors du passage de cette même flamme à Paris. Lui encore qui se fit interpellé sur les Champs-Élysées après avoir lancer un mouvement de protestation contre la présence, à la tribune officielle des défilés du 14 juillet 2008, du dirigeant syrien Bachar al-Assad - que la présidente du FN, Marine Le Pen, soutient aujourd’hui.

En fin connaisseur de la mécanique médiatique, Robert Ménard a su faire des opérations coup de poing la marque de fabrique de son organisation. Quitte à se mettre lui-même en scène et ne faire plus qu’un avec son combat. "Le fait d’avoir une forte personnalité à la tête de RSF nous permettait d’être audible", concède l’ancien collaborateur de l’ONG. Avant de tempérer : "Mais il vivait et travaillait avec un culte du chef, sa gestion de l’organisation était extrêmement paternaliste. Il ne tolérait aucune voix discordante au sein de ses troupes. C’est la seule chose qui lui restait de ses années trotskistes, car pour le reste…"

Contre la gauche "bien-pensante et tiède"

Ancien militant de gauche passé dans les rangs de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) puis du Parti socialiste - qu’il quitta six mois après l’accession, en 1981, de François Mitterrand à la présidence -, Robert Ménard n’a effectivement plus rien à voir avec ce jeune rouge qui souhaitait "changer le monde". “Quand vous dirigez une association de droits de l’Homme, il va de soi que vous êtes de gauche. Le problème, c’est que je ne suis pas de gauche”, affirmait-il aux "Inrocks" au moment de l’annonce de sa candidature à Béziers. Son penchant pour la droite n’était déjà plus qu’un secret de Polichinelle : l’homme a plus d’une fois déclaré avoir voté pour François Bayrou au premier tour de la présidentielle de 2007, et Nicolas Sarkozy au second. En 2012, son choix s’est porté d’abord sur le souverainiste Nicolas Dupont-Aignan, puis une nouvelle fois sur Nicolas Sarkozy.

En fait, Robert Ménard tient en horreur la gauche "bien-pensante et tiède", coupable à ses yeux de vouloir interdire tout débat sur des questions comme l’immigration, l’islam ou l’insécurité. Depuis son départ de RSF en 2008, l’ancien poil à gratter des régimes dictatoriaux joue les chroniqueurs réactionnaires sur les plateaux de télévision et à la radio pour y fustiger, à l’instar d’Éric Zemmour ou Elisabeth Lévy, le politiquement correct et la pensée unique. "À l’époque de RSF, on savait qu’il avait un côté ‘réac’, mais on ne rentrait pas dans ce genre de débats, se souvient l’un de ses ex-employés. Dans le travail, sa principale marotte restait la liberté d’expression, celle défendue par les néo-conservateurs américains, celle qui permet de tout dire sans restriction."

Ses anciens collaborateurs n’en sont pas moins tombés des nues lorsqu’ils ont entendu leur ancien patron prendre ouvertement fait et cause, au nom de la liberté d’expression, pour le polémiste antisémite Dieudonné et le militant négationniste Vincent Reynouard. Ou, comme en ce jour de mars 2013, chanter les louanges de Marine Le Pen sur RTL : "Elle appelle un chat, un chat. Elle pose des questions qui sont des vraies questions. Contrairement à ce que disent les gens, elle apporte des réponses qui sont des réponses, qu'on aime ou que l'on n'aime pas. Elle piétine une classe politique qui est dans l'incapacité totale de résoudre les problèmes qu'il y a." S’en est trop pour RSF qui coupe de manière définitive le cordon avec son ancien chef. "Ses prises de position politique n'engagent d'aucune manière l'organisation dont il fut l'un des fondateurs en 1985 et qu'il dirigea pendant 23 ans", indique l’ONG dans un communiqué rendu public en juin 2013.

Après toutes ces œillades lancées en direction du parti frontiste, ses anciens proches furent ainsi peu nombreux à s’étonner que sa candidature à l’élection municipale de Béziers soit adoubée par la formation de Marine Le Pen. Le candidat clame toutefois haut et fort qu’il reste un homme libre, loin des considérations partisanes, fussent-elles du FN à qui il doit sa victoire. "Je n'ai pas la carte et je ne la prendrai jamais, pas plus que celle d'un autre parti. Cela dit, je suis d'accord avec 80 % de leurs idées, notamment celles sur l'immigration", se défendait-il au "Monde" en novembre 2013. Les convictions politiques et les prises de positions de Robert Ménard évoluant à vitesse grand V, il n’est pas impossible que sur cette question il ne change pas aussi rapidement d’avis.