Trois ans après la révolution, la Tunisie s’est dotée d’une justice transitionnelle censée traiter les crimes commis sous les ères Ben Ali et Bourguiba. Une décision tardive qui, pour l’avocat Majid Bouden, traduit un manque de volonté politique.
Trois ans après le début de la révolution enclenché par l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, l’Assemblée nationale constituante tunisienne a adopté dans la nuit du samedi 14 au dimanche 15 décembre la loi sur la "justice transitionnelle". Celle-ci vise à porter devant les tribunaux les crimes perpétrés par les régimes de Zine el-Abidine Ben Ali (1987-2011) et de Habib Bourguiba (1957-1987), le père de l’indépendance.
Mise sur les rails après deux années de pourparlers et de blocages, la législation prévoit la création d'une commission "Vérité et Dignité" indépendante qui sera chargée de recenser et d'indemniser les victimes des abus commis lors des deux présidences, ainsi que d’identifier les coupables et de les traduire en justice.
Le champ de compétence de l’instance lui confèrera de larges pouvoirs puisqu’elle devra se pencher sur "toute agression caractérisée ou méthodique perpétrée à l'encontre de l'un des droits de l'Homme par les organismes de l'État, par des groupes ou par des individus agissant en son nom ou sous sa protection". Parmi les crimes les plus graves concernés figurent l'homicide volontaire, le viol, les exécutions extrajudiciaires et la torture.
À l’instar des commissions mises en place dans l’Afrique du Sud post-apartheid ou dans certains pays d’Amérique du Sud et d’Europe de l’Est, ce dispositif a pour but de favoriser la réconciliation nationale et d’aboutir aux réformes des lois et institutions ayant permis aux deux précédents régimes de se rendre coupable de nombreuses violations des droits humains. Mais pour Majid Bouden, président de l’association des avocats en droit international, le texte adopté par la Constituante l’a été trop tardivement pour produire de réels effets. À moins qu’elle n’engage une dynamique auprès de la population. Entretien.
FRANCE 24 : Comment expliquer qu’il a fallu attendre trois ans avant que ne soit adoptée une "justice transitionnelle" en Tunisie ?
Majid Bouden : Après la révolution, les responsables politiques se sont dit : "Nous sommes rentrés au pays, nous avons tous été réhabilités, nous n’avons pas besoin de cette loi." Mais en Tunisie, ces 25 dernières années, la justice n’a pas rendu justice. Des violations caractérisées des droits de l’Homme ont été commises et, après la révolution, les Tunisiens s’attendaient à ce qu’on rétablisse la vérité et répare les préjudices causés durant la dictature. C’était une étape primordiale pour un pays qui s’engageait sur la voie de la démocratie. Or durant ces trois ans, la justice a continué à fonctionner comme elle le faisait au temps de Ben Ali.
Jusque-là, seuls des décrets-lois ont été signés pour amnistier des dirigeants politiques ou des responsables syndicaux. C’était une vision très restrictive de la réforme de la justice, faite par des politiques pour des politiques. Mais les citoyens qui ont vu leur maison confisqué, les femmes qui ont été répudiées, les parents dont les enfants ont été tués n’ont pas obtenu justice. La classe politique s’est servie, mais n’a pas servi le peuple. C’est le grand échec de cette révolution : avoir restreint la justice aux politiques.
La loi qui vient d’être adoptée ne devrait-elle pas justement corriger le tir ?
Cette "justice transitionnelle" arrive trop tard avec trop peu de choses à traiter. Au lendemain de la révolution, beaucoup de personnes ont été jugées et certaines blanchies. Sans compter qu’aujourd’hui, des preuves ont disparu et des crimes sont prescrits. Le principe d’une vraie "justice transitionnelle" est de dire qu’il n’y a plus prescription.
L’erreur a été de vouloir nettoyer les écuries d’Augias avant de réformer. Or il fallait suspendre les décisions judiciaires prises sous Ben Ali, suspendre les textes inhérents à la dictature (code de la presse, lois sur les propriétés, etc.), et réformer l’appareil judiciaire composé des mêmes juges qui exerçaient sous Ben Ali.
Est-ce à dire que la commission "Vérité et Dignité" n’aboutira à rien ?
Il y a un acteur que cette loi sur la "justice transitionnelle" ne prend pas en compte : l’État. Aucun bourreau, aucun spoliateur n’aurait pu agir sans l’État. Il est inconcevable d’instaurer une "justice transitionnelle" sans omettre l’auteur principal des faits : l’État. Il faut l’obliger à réparer les préjudices. En tant que personne morale, il aurait alors les moyens de se retourner contre ceux qui ont abusé de lui.
Ce mécanisme est donc un palliatif, une disposition a minima. Il appartient au peuple d’en faire quelque chose de plus large. Il faut espérer une dynamique de l’histoire, une dynamique de la population qui, par un mouvement sociétal, peut obliger à ce que les prescriptions soient levées, que les anciens juges rendent des comptes, que les textes non conformes aux standards internationaux soient suspendus, que des affaires soient rejugées.
Pour bénéficier d’un débat sain, il faut que tous les Tunisiens, même ceux issus du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, deviennent des justiciables sans immunité de droit ou de fait. Il faut instaurer des nouveaux tribunaux qui doivent siéger avec la possibilité de pouvoir prendre des décisions exécutoires.
Il faut également faire en sorte que les victimes aient accès à leurs dossiers, aux archives de l’État, qu’elles bénéficient d’une assistance et d’une protection, ce que la loi n’a pas prévu. Et mettre en place un fonds pour les dédommager…
La Tunisie a-t-elle les moyens financiers de mener ce chantier ?
Il y a cette crainte que l’État dise ne pas avoir assez d’argent dans les caisses. Mais l’argent dont disposent les personnes ayant gravité autour de Ben Ali s’élève à 380 milliards de dollars. Pourquoi l’État ne les a-t-il pas obligés à rembourser ? Tout le monde pavoisait lorsque la Tunisie a réussi à récupérer 28 millions de dollars des avoirs du clan Ben Ali. Mais ce sont des cacahuètes au regard du préjudice causé. Aujourd’hui, la restitution des biens spoliés n’a toujours pas eu lieu. Le monde a changé et les victimes ne peuvent se contenter des réparations symboliques, comme en Afrique du Sud ou au Cambodge.