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Fleur Pellerin, digital girl

Alors qu'elle était inconnue avant de devenir ministre de l'Économie numérique, Fleur Pellerin, pur produit de l’excellence française, a réussi à se tailler une image de décideur pragmatique. Portrait d'une jeune femme politique à l'avant-garde.

"Il y a deux écoles, ceux qui préfèrent un ministère rue de Grenelle, dans un bel hôtel particulier, et ceux qui préfèrent une vue sur la Seine", dit-on à Bercy. On comprend tout de suite que Fleur Pellerin, ministre de l’Économie numérique, de l’Innovation et des PME, est de la seconde. L’immense bureau inondé par la lumière blanche de décembre est comme la proue d’un bateau, tourné vers le large. Et c’est ce qui frappe au premier abord avec cette jeune femme souriante et naturelle, son besoin de regarder plus loin, d’envisager son temps et son métier avec une résolue modernité.

Un modèle de méritocratie

Cela fait un an et demi que Fleur Pellerin est installée à Bercy, entre le très médiatique ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg et la bête politique des Finances Pierre Moscovici. Un an et demi que cette jeune inconnue, pur produit de l’excellence française, a réussi à se tailler une image de décideur pragmatique et à faire de son ministère à l’énoncé technique, un de ceux dont on parle. "Elle est très bien placée en cas de remaniement, elle n’a pas de soucis à se faire pour sa promotion !", assure un élu. En dehors de cette rumeur, rien ne filtre sur ses réelles ambitions politiques.

Fleur Pellerin a passé sa jeunesse entre Montreuil, dans les Yvelines, où vivent ses parents adoptifs lorsqu’elle arrive de Corée à l’âge de 6 mois, et Versailles. Bac à 16 ans, puis l'Essec, Sciences-Po et l'ENA. Elle entre à la Cour des comptes en 2000 pour 11 années, avec un bref passage dans le privé pour une société de conseil en stratégie. Le parcours de Fleur Pellerin est un modèle du genre, alliant réussite scolaire et sociale. Fille d’un ingénieur d’extraction modeste et d’une mère au foyer, elle cultive une ambition chevillée au corps et un véritable engagement dans la promotion sociale.

De ses années à l’ENA puis à la Cour des comptes, on garde d’elle le souvenir d’une élève obstinée et extrêmement travailleuse. Mais pas seulement. Julien Bargeton, aujourd’hui élu du XXe arrondissement de Paris, décrit aussi la ministre comme "une véritable bonne copine, fidèle, à l’écoute, celle que l’on peut appeler quand ça ne va pas, mais aussi pour rire - car elle est très drôle - ou aller faire un karaoké. Elle est très fan". À peine entend-t-on quelques inévitables médisants qui la voient comme une "une peste, une vraie chipie".

Fleur Pellerin compense ce parcours de parfaite technocrate par un certain naturel et une fantaisie qui ne se dévoile que dans l’intimité. Mais, en matière culturelle, des goûts somme toute assez classiques. Ses proches lui connaissent une passion pour le peintre Edouard Hopper ou pour le requiem de Mozart. "Je suis très créative artistiquement. Mais je n’ai plus le temps de nourrir cet univers", dit-elle en levant les yeux vers une photo de Tokyo pendue face à l’immense baie vitrée ouverte sur la Seine qui coule aux pieds du ministère.

Des débuts "météoriques" au gouvernement

Son engagement politique remonte à 1997, au Parti socialiste. Lionel Jospin vient d’entrer à Matignon à la faveur de la dissolution, ce qui laisse espérer à Fleur Pellerin de mettre rapidement son talent au service de l’intérêt général. Elle sera des campagnes de Lionel Jospin en 2002, de Ségolène Royal en 2007, mais le véritable tournant c’est en 2012 lorsqu’elle intègre l’équipe de François Hollande. Dès son élection, il la propulse ministre déléguée. "Tout cela a un côté météoritique", reconnait-elle volontiers.

Les débuts furent animés pour cette relative novice, entre la crise des pigeons et les deux autres personnalités de Bercy, Montebourg et Moscovici. "Le président m’a choisie parce que j’ai un profil particulier, je ne suis pas élue, je suis passée par le privé tout en ayant une profonde connaissance de l’administration. Et puis je carbure à l’intérêt général. J’ai envie de laisser une trace positive." Si elle se pose la question d’une implantation locale aux municipales de 2014 ? "Bien sûr, mais j’ai encore beaucoup de travail ici, il faut attendre le bon agenda, il n’y a pas que les municipales. Le suffrage universel, c’est une très belle ambition…"

Fleur Pellerin a déjà réussi à faire de l’innovation et de l’économie numérique de véritables sujets politiques. "C’est vrai que ce sont des sujets d’ingénieurs et de financiers, mais je veux faire de chaque dossier un moyen de porter un discours social et sociétal", dit-elle fermement quand on lui souffle que le contenu de son ministère est obscur pour beaucoup de Français. Et de fait, elle a réussi, avec des idées percutantes sur l’innovation ou l’entreprise, à intéresser et à surprendre avec une approche qui laisse peu de place aux a priori idéologiques.

Ainsi, par exemple, la création à la Halle Freyssinet à Paris d’un véritable incubateur d’entreprises numériques à haut potentiel de croissance, un petit bijou sur le modèle des géants américains comme Apple et Facebook, dessiné par l’architecte Jean-Michel Wilmotte à l’on doit par exemple la réfection du Musée d’Orsay et cofinancé par Xavier Niel, le patron superstar de Free. Un vent d’Amérique souffle sur le gouvernement avec cette jeune femme qui croit que "la France est capable de transformer son impressionnante capacité de recherche en produits qui vont changer le monde, de faire de toutes ces petites PME des entreprises plus grandes, capables de tirer l’économie vers le haut et de conquérir le monde", dit-elle en tapotant sur son iPhone.

Discrétion coupable dans le débat sur la diversité ?

Au début du quinquennat pourtant, la presse s’intéresse surtout à son allure. On la voit en minijupe dans la presse féminine. "Il y a indéniablement un côté casting dans sa nomination. C’est une femme, issue d’une minorité peu visible, elle est jeune, elle est belle, elle a plus de chances qu’un homme de 45 ans", reconnait un de ses collègues du PS. "Mais dans son cas, elle n’a pas cherché la notoriété comme Rachida (Dati), Rama (Yade) ou Najat (Vallaud-Belkacem), elle s’est emparée des dossiers, elle est très légitime", ajoute Hakim El-Karoui, du très influent club du XXIe siècle, dont elle a été la présidente jusqu’à son entrée au gouvernement. Ce think-tank, qui promeut la réussite d’une élite issue de la diversité, jouit d’une notoriété grandissante dans les allées du pouvoir. "C’est son engagement au club qui la distingue des autres énarques, c’est grâce au XXI qu’elle est au gouvernement", ajoute l’ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin. On lui reproche d’ailleurs tout bas de ne pas davantage se servir de son statut pour aborder plus frontalement les dossiers liés à l’intégration et à la diversité en France. "Certains arrivent à sortir de leurs compétences propres et s’engagent sur des terrains plus glissants. Pensez à Najat par exemple et son discours hyper engagé sur le mariage pour tous. Fleur s’y refuse. C’est dommage."

Enfin une contradiction dans le portrait que l’on nous fait de la ministre : engagée plus que volontaire dans la cause de la différence et sa promotion, elle prétend être totalement sereine vis-à-vis de ses origines et ne nourrir aucun questionnement quant à ses racines. "Je ne me vois même pas vraiment asiatique dans la glace", dit-elle. Elle serait entrée, au moins en ce qui la concerne, dans l’ère "post-raciale" ? Chenva Tieu, lui aussi membre du XXI, dit de la misnitre : "C’est une vraie banane, jaune à l’extérieur et blanche dedans". Pour lui, son engagement associatif est né d’une envie de "sortir du carcan social dans lequel elle s’était enfermée, sans aucune diversité et sans surprise, un pur monde de techno". Avec deux amies, Elsa Maarek et Safia Otokoré, elle crée donc le dîner caritatif "Ne les oublions pas" pour l’association Action contre la faim. Elle y a rencontré l’humoriste Sofia Aram, avec qui elle est devenue amie.

La ministre n’en reste pas moins extrêmement policée sur son discours politique qu’elle maîtrise parfaitement. Aucune place à l’improvisation et à la réaction immédiate. Lorsqu’on envisage d’aborder la question de l’article 13 de la loi de programmation militaire, ce Patriot act à la française qui fait débat aujourd’hui, on nous fait dire que la ministre refuse de répondre et fera une annonce plus tard. Evite-t-elle de se confronter plus radicalement au débat politique par conviction que son rôle n’est pas là, où cherche-t-elle encore en elle les ressorts et le charisme d’une véritable personnalité politique ?

Une "Fleurmania" qui gagne à l’international

Malgré tout, Fleur Pellerin a quand même ce petit je-ne-sais-quoi qui la propulse à la une des journaux du monde entier. Le "New York Times" lui a consacré deux pleines pages et la décrit comme l’une des personnalités françaises les plus prometteuses pour parler d’économie numérique. Très régulièrement son nom apparaît dans la presse américaine, qui reprend les grandes lignes de sa politique et loue sa volonté de faire compter la France dans le monde digital. "El Pais" fait d’elle en mai 2013 "un pilier du gouvernement français".

Le plus étonnant reste son voyage en Corée du Sud en mars 2013. "C’était hallucinant, on ne s’attendait pas à ça. Les gens m’arrêtaient dans la rue pour me donner des cadeaux et prendre des photos." Elle rencontrera le Premier ministre, fera une tournée digne d’une super star et la une des journaux pendant quatre jours. La presse du monde entier s’en fera l’écho et parlera de "Fleurmania". "C’était très touchant, et surtout utile pour les partenariats avec la France", conclut-elle, à nouveau pragmatique, en ajoutant que "non, ça n’a pas ouvert une brèche en moi, ce n’était pas le moment, mais je ferai peut être un autre voyage". Elle ira d’ailleurs l’an prochain recevoir sa nomination de docteur honoris causa dans une université sud-coréenne. Se tenant à distance des premiers mois de sa vie, de ces origines dont il ne reste qu’un visage, elle accepte pourtant avec joie ces liens avec le pays des ses ancêtres. Nulle susceptibilité non plus et même beaucoup de recul et d’humour : "Entre nous, on l’appelle la Chinoise, ça l’amuse", raconte une de ses amies. On dirait qu’elle est "décomplexée" si le mot n’avait pas, ces derniers temps, été utilisé à tort et à travers. La différence n’est donc pas un sujet qui l’obsède, mais, sans être "une féministe de combat", la ministre vient de saisir le conseil national du numérique conjointement avec Najat Vallaud-Belkacem pour étudier la question du sexisme sur le Web et dans les milieux du numérique.

Son leitmotiv n’a pas changé : "Amener les Français à se poser les vraies questions que soulèvent les enjeux du numérique, réfléchir avec les entreprises à la meilleure façon d’aborder cette révolution qui est un levier immense pour notre pays". Un jour, peut-être, se décidera-t-elle à mettre les deux pieds en politique. Autour de cette nouvelle querelle des anciens et des modernes, Fleur Pellerin tisse tranquillement sa toile.