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"En fait, Mandela est juste un homme"

, envoyée spéciale en Afrique du Sud – Exposée à Pretoria, la dépouille de Nelson Mandela attire des dizaines de milliers de personnes. Une affluence sous-estimée par les autorités, qui provoque des queues sans fin et des tensions. Pas de quoi décourager Joseph Mogajana.

"Finalement, Mandela est juste un homme", constate Joseph Mogajana avec un certain pragmatisme. Alors qu'il quitte l'amphithéâtre de l'Union Building à Pretoria, où est exposée pendant trois jours la dépouille de Nelson Mandela, l'homme à tout faire de 55 ans réalise que celui qui a été mythifié de son vivant était finalement mortel. Un homme comme tous les autres, fait de chair et d'os.

Son visage reste étonnament placide, parmi celui des autres visiteurs, bouleversés d'avoir entraperçu, ne serait-ce que quelques secondes, l'ancien chef d'État dans un cercueil qui laisse apercevoir un visage déjà un peu gonflé par la mort. Joseph est même un peu déçu : "Je pensais que son visage serait le même que sur les photos, mais il a un peu... changé", explique-t-il en cherchant ses mots. "Je pensais qu'il tiendrait mieux. En fait, c'est un homme comme les autres".

En réalisant que Mandela était un homme et non un mythe, Joseph a aussi pris conscience qu'il était mort. "J'avais beau entendre que Madiba était parti, je n'y croyais pas vraiment. En le voyant, j'ai compris qu'il était vraiment mort et qu'il ne reviendra plus". Et pour ces deux secondes d'éternité, Joseph a bravé un véritable chemin de croix.  

Des milliers de personnes recalées

Joseph, qui ne vit que de menus travaux au jour le jour, a décidé qu'il ne travaillerait pas cette semaine pour respecter le deuil national. Après avoir assisté à la cérémonie au Soccer Stade de Soweto, mardi 10 décembre, il a quitté sa maisonnette du township de Mamelodi aux aurores, mercredi matin. À huit heures, il lisait le journal dans la queue qui s'allongeait de minute en minute devant les arrêts de bus, mis en place par la ville de Pretoria pour convoyer le public vers l'Union Building. "Pas de bus, pas de Mandela", avaient imposé les autorités locales, sous-estimant toutefois la motivation et l'engouement des Sud-Africains.

À 11h30, une queue de plusieurs centaines de mètres se formait déjà dans les rues de Pretoria. À 14H30, ce sont des doubles files de plusieurs centaines de mètres qui enflent encore et toujours dans les trois points de rendez-vous de Pretoria. Joseph, lui, attend calmement son tour sur la pelouse rase du Tswhane Events Centre, où près de 10 000 personnes sont réunies, selon l'évaluation d'une chargée d'organisation.

Comme pour la plupart des gens autour de lui, il n'a ni eau, ni nourriture, ni ombre où se cacher du soleil qui est à son zénith. Les volontaires de l'ANC, le parti au pouvoir, qui prêtent main forte à l'organisation des funérailles, leur promettent encore qu'ils verront Madiba. Mais la dizaine de bus se chargent et se déchargent au compte-goutte, et seulement trois détecteurs de métaux ont été mis en place pour contrôler l'ensemble de la foule.

Le soleil brûlant commence à avoir raison de l'enthousiasme général. Les chants populaires et joyeux qui accompagnent habituellement les processions en hommage à Mandela se font de plus en plus rares, de plus en plus discrets. Dans la queue : des hommes, des femmes, des bébés nés ou à naître, des personnes âgées s'accrochent aux grillages qui canalisent les files. Les pancartes à l'effigie de Mandela deviennent des pare-soleils. Les mères protègent leurs enfants comme elles peuvent. Certains faiblissent et fléchissent, d'autres tentent de filouter quelques mètres et il n'en faut pas plus pour que la tension gagne la foule. La joyeuse ambiance de célébration laisse place à la colère.

Rapidement l'évidence gagne les esprits : ceux qui ne sont pas encore passés, ne passeront plus. L'heure tourne, la queue ne se désengorge pas et le corps de Mandela est rapatrié tous les soirs à 17 heures à l'hôpital militaire de Pretoria pour la nuit. Ceux qui ne crient pas leur rage font part de leur immense déception : "Je n'ai jamais réussi à voir Mandela de son vivant. Cette fois, c'est ma dernière chance, c'est l'occasion d'une vie. Ce serait une telle déception de ne pas le voir", déplore Patrica Ramere qui attend elle aussi depuis huit heures du matin.  Mais Joseph, lui, ne perd pas espoir. Abruti par la chaleur, il plonge dans ses souvenirs.

"Mandela nous a ouvert des portes"

Né en 1959, Joseph Mogajana a connu bien pire que des files d'attente mal organisées. "Ça me rappelle le jour où on a voté pour la première fois. Il y avait des milliers de personnes à tous les bureaux de vote", se souvient-il, évoquant l'élection de 1994, qui a porté Nelson Mandela à la présidence. "C'est grâce à Mandela qu'on a pu voter", insiste-t-il. "C'est aussi grâce à Mandela que je peux vous parler aujourd'hui."

"Avant", comme il dit pour évoquer le temps de l'apartheid, "les Noirs ne devaient pas fréquenter les Blancs. On m'aurait mis en prison pour avoir répondu à vos questions. Avant, on aurait même pu me tuer comme un poulet".

Joseph a grandi entre le township de Mamelodi, à Pretoria,où il vit toujours, et la ferme de ses grands-parents dans la province du Nord. Il évoque une enfance où l'on va à l'école un jour sur deux, le deuxième étant consacré à garder les troupeaux de vaches et de moutons des Blancs. "On ne nous encourageait pas à apprendre, avant. Il n'y avait pas assez d'écoles pour nous, alors on avait classe sous un arbre, et on apprenait les sciences avec les grenouilles."

Et si les problèmes persistent aujourd'hui parmi la communauté noire sud-africaine, au moins l'accès à l'éducation permet-il d'espérer un avenir pour les jeunes générations :  "Mandela nous a ouvert des portes, c'est à nous maintenant de les emprunter. Nous [la communauté noire, NDLR] sommes toujours en train d'apprendre à nous en sortir. On nous a donné la liberté, mais on ne nous a pas appris à nous en servir. C'est compliqué pour ma génération, mais pour nos enfants ce sera meilleur, s'ils travaillent dur", prophétise-t-il avec optimisme.

"Mandela a travaillé toute sa vie pour notre pays. Alors on peut bien attendre pour lui sous le soleil, même si c'est pour deux secondes". Une leçon de sagesse récompensée. Alors que les forces de l'ordre et de sécurité s'apprêtent à fermer l'accès aux bus pour le reste de la soirée, en attendant des les rouvrir jeudi et vendredi, ils ont finalement laisser passer quatre ou cinq personnes. Joseph était de ceux là. C'est la magie Madiba.