L'Union européenne n'a pas fait le poids face aux sirènes de Moscou. Dans l'Ukraine de Viktor Ianoukovitch, le passé soviétique mais aussi une slavophilie bien enracinée ont encore fait pencher la balance vers l'Est. Tout comme la Real Politik.
De la rebuffade que l’Ukraine vient d’infliger à l’Union européenne, on a tout dit ou presque.
Il n’y avait pas photo : 610 millions d’euros mis sur la table par Bruxelles ; dix milliards d’euros "proposés" et finalement imposés par la Russie. Quel épicier averti n’aurait pas vu l’intérêt à s’abandonner dans les bras Moscou ?
Il est vrai que l’UE, toujours trop sûre de son pouvoir d’attraction et de séduction, a sans doute sous-estimé l’étranglement financier et économique que subit aujourd’hui Kiev. Mais, l’État ukrainien ne risque pas de faire rentrer de l'argent frais dans ses caisses vides : le coût des contrats de protection financière sur les crédits s’est envolé, une fois connue la décision de Viktor Ianoukovitch en faveur de la Russie. Dans ces conditions, les emprunts sur le marché à court terme seront un fardeau de plus. Bref, où est donc la rationalité dans cette affaire ?
Les scories soviétiques
L’année 2004 et sa "Révolution orange" avaient exprimé une indéniable volonté de rupture avec les vestiges du soviétisme, et Viktor Ianoukovitch l’avait appris à ses dépens. Les manifestants avaient imposé un troisième tour lors de l’élection présidentielle à l’issue duquel Viktor Iouchtchenko l’emporta et Ianoukovitch perdit. Ce dernier ne digérera jamais cette défaite. Tout comme la Russie qui ne supporte pas que l’on se mêle de ce qu’elle appelle "son étranger proche".
Dans l'opposition, Viktor Ianoukovitch s’efforça alors à démontrer que la "prétendue" révolution avait été ourdie par les États-Unis. À destination des pauvres du pays, il répétait que la femme du nouveau président Iouchtchenko était soupçonnée d’agir en Ukraine pour le compte de la CIA ?
Quant aux élites industrielles de l’Est du pays à majorité russophone et dépendantes du gaz russe à bas prix (à l’époque), elles préféraient rester adossées à Moscou.
Pour cela, Ianoukovitch restait à leurs yeux l’homme de la situation. L’ancien gouverneur de Donetsk n’avait jamais perdu l’oreille du Kremlin et de son maître Vladimir Poutine. Chacun s’employa donc à exploiter les bourdes et la mauvaise gouvernance du tandem Iouchtchenko-Timochenko. Quand en 2010, Ianoukovitch fut en fin réélu à la présidence, le modus opérandi soviétique reprit le dessus.
Grâce au gaz russe sous-facturé par l’État ukrainien, cette oligarchie, bien que convertie en apparence aux lois du marché, ne supporte pas la concurrence et pèse de tout son poids pour qu’aucune législation ne permette aux investisseurs étrangers de faire main basse sur les entreprises. Le Parti des régions, dirigé de fait par Ianoukovitch, se comporte à la manière de l’ancien Parti communiste et accorde les prébendes au gré des amitiés.
Les premiers présidents de l’Ukraine indépendante, Leonid Kravtchouk et Leonid Koutchma avaient troqué l’étiquette communiste contre celle de la démocratie. Mais en réalité, les mêmes pratiques que par le passé perduraient. Avec Ianoukovitch, le concept de privatisation, jadis honni dans la doxa soviétique, devenait une aubaine dont il ne fallait pas perdre une miette.
Pendant que Kiev avançait vers l’Occident (membre du Conseil de l’Europe, partenariat avec l’OTAN, plan d’action renforcé avec l’UE en 2005), Ianoukovitch et
les forces passéistes remettaient en œuvre un système féodal dans une partie du pays. Industriellement, moralement et culturellement.
L'Ukraine slavophile ?
La question même pourrait faire sortir de leurs gonds ceux qui, à Lviv, Ivano-Frankivsk et bien ailleurs encore, voient dans l’Europe un objet de fascination et d’émerveillement, sans pourtant être naïfs.
Ils savent que l’UE n’est pas une sinécure, mais ils s’en sentent partie prenante et intégrante. Cette faille avec l’Ukraine d’un Ianoukovitch ne date pas d’hier et traverse le pays de part en part.
Elle prend source dans le schisme chrétien entre l’Église de Rome et celle de Byzance. Mais sans remonter jusque-là, elle présente encore une actualité propagée par le régime russe.
Kiev, berceau du premier Empire russe ne peut pas, ne doit pas virer à l’Ouest, aux yeux des héritiers des slavophiles. Ceux-ci considèrent que l’universalisme européen est un nivellement par le bas, la promotion de l’individualisme et du rationalisme au détriment de la coutume et de la quintessence de l’âme slave.
Dans "La cité sans nom", ouvrage de l’écrivain slavophile Vladimir Odoievski, l’Europe court à sa perte devant son nouveau Dieu : le profit. On raconte que Ivan Kirievski autre écrivain de même obédience, détestait Voltaire et les Encyclopédistes au point d’acheter leurs œuvres pour ensuite les brûler !
Il est encore courant en Ukraine, comme en Russie, d’entendre dans la bouche des locuteurs le distinguo entre les "Nachi" - les nôtres – et les autres (les étrangers), comme si, née avec l’idée du sol sacré, une voie singulière était réservée à la destinée slave.
Bien qu’aimant le profit, Viktor Ianoukovitch est l’héritier, certes bien modeste, de ce slavophilisme dont Vladimir Poutine est le porte-étendard.
En ne signant pas le partenariat avec l’Union européenne, l’Ukraine officielle n’a pas voulu déplaire à Moscou, pas plus que contrarier une partie de sa nature profonde.
Ianoukovitch semble déjà pourtant ressentir un certain isolement politique. L’autre Ukraine gronde déjà dans les rues, avec persévérance.