La France a accueilli des milliers de réfugiés chiliens après le renversement du président Salvador Allende le 11 septembre 1973. Trois d’entre eux partagent leurs souvenirs de cette journée et de ses conséquences dramatiques avec FRANCE 24.
"Je n’avais jamais couru si vite de ma vie." Pour Gonzalo Fuenzalida, le 11 septembre 1973, c’était hier. Ce jour-là, le général Augusto Pinochet renverse le président chilien élu démocratiquement, Salvador Allende. Gonzalo Fuenzalida fait partie des milliers de Chiliens qui ont fui leur pays après le coup d’État et la mort de Salvador Allende pour s’installer en France. Depuis leur pays d’adoption, ils commémorent aujourd’hui le 40e anniversaire de ces événements entre nostalgie et frustration.
Il y a 40 ans, Gonzalo Fuenzalida est lycéen, il a 17 ans. Il quitte sa classe quand les professeurs annoncent l’imminence du coup d’État et se trouve à 50 mètres du palais présidentiel de La Moneda lorsque les militaires prennent le contrôle de la capitale Santiago. "Sur le chemin de la maison, j’ai vu des soldats frapper des femmes et bousculer des enfants avec une violence à laquelle je n’étais pas habitué. Je sentais la peur fasciste s’étendre sur la ville", se souvient-il.
L’horreur rattrape vite sa propre famille. Son père, sympathisant de Salvador Allende, est arrêté à Iquique, une ville côtière du nord, et sommairement jugé. Il est exécuté le 30 octobre 1973. "C’est à cette date que la dictature a commencé pour moi", raconte Gonzalo Fuenzalida.
Le jeune homme reste au Chili pendant quelques années. Parfois, il brave le couvre-feu militaire et barbouille des slogans politiques dans les rues, mais il se sent impuissant face au pouvoir militaire de Pinochet. "Nous essayions de combattre des mitraillettes avec des pots de peinture", lâche-t-il.
Craignant pour sa vie, il gagne la France en juin 1979 et fait carrière dans le tourisme. En 1999, il ouvre le restaurant Tierra del Fuego, qui propose des plats traditionnels chiliens dans le Xe arrondissement de Paris. "Je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Mais c’est comme ça que les choses se sont passées", dit-il.
Quarante ans plus tard, Gonzalo Fuenzalida en veut toujours au gouvernement américain qui a méticuleusement planifié le coup d’État. Et il est loin d’être satisfait de la situation politique actuelle dans son pays natal. Aujourd’hui, les dirigeants chiliens sont démocratiquement élus, mais la propre fille de Salvador Allende estime que "le pays est encore divisé". "Si la dictature a pris fin [en 1990], c’est parce que les États-Unis voulaient se débarrasser de Pinochet, explique l'exilé. La soi-disant démocratie chilienne respecte toujours une Constitution écrite par une poignée de généraux. Il n’y a eu aucune justice pour les victimes. Nous attendons depuis 40 ans que nos morts nous soient rendus."
"Esprit de survie"
Edicto Garay a 36 ans lorsque le Chili et le monde assistent à la chute sanglante de Salvador Allende. Membre du Parti communiste, dirigeant syndical à Punta Arenas, dans le sud du pays, il sait que les militaires vont le rechercher. Il entre dans la clandestinité le jour même. Mais il craint pour sa famille et refait surface un mois plus tard. Il est aussitôt arrêté. Il se souvient d’avoir été déshabillé, frappé à coup de crosse de fusil et mordu par des chiens policiers jusqu’à ressembler à "une masse de bleus méconnaissable".
Après un crescendo d’humiliations, il atterrit dans le tristement célèbre camp de concentration de l’île Dawson. "C’était un lieu inhumain mais je me suis accroché à la vie. Mes codétenus se soutenaient les uns les autres et un esprit de survie s’est développé. Nous l’avons appelé 'l’esprit de Dawson'. Notre but était de rester en vie," raconte Edicto Garay à FRANCE 24.
Pour adoucir l’image du régime, Augusto Pinochet autorise certains prisonniers politiques à quitter le Chili s’ils trouvent un pays pour les accueillir. Edicto Garay arrive en France en 1976.
"Nous étions comme des plantes déracinées dans un pays et placées dans un autre. Nous nous savions pas si les plantes allaient refleurir, ou même survivre", se souvient-il. La floraison aura lieu pour lui. Il trouve un emploi de métallugiste et fait venir sa famille en France. "Nous avons toujours pensé que notre séjour serait de courte durée, mais nos enfants ont grandi ici et nous sommes restés", raconte-t-il.
Edicto Garay regrette que le rôle des femmes dans la résistance à la dictature chilienne reste ignoré à l’occasion du 40e anniversaire du coup d’État. "Les femmes ont sauvé tant de camarades et risqué leur vie pour dénoncer les atrocités. Elles se sont retrouvées seules mais ont continué à élever nos familles malgré les circonstances", explique-t-il.
"J’ai hurlé à travers tout le campus"
Gladys Ledezma est l’une de ces femmes. Le 11 septembre 1973, elle est en convalescence chez ses parents, sur la côte, à Coquimbo. Elle est membre du Mouvement de la gauche révolutionnaire et ses amis lui recommandent d’abandonner ses études de chimie à l’université de Concepción. Elle préfère se rendre à Santiago et s’inscrire dans une autre faculté. "Ils sont venus me chercher pendant un cours, raconte-t-elle à FRANCE 24. J’ai hurlé à travers tout le campus pendant qu’ils m’embarquaient pour que tout le monde sache que je me faisais kidnapper. Ces cris m’ont valu un bon passage à tabac par la suite."
Gladys Ledezma endure un mois de torture à la Villa Grimaldi, le principal centre d’interrogatoires de la police secrète chilienne. Plusieurs mois de détention suivent dans deux camps d’internement. En 1976, le général Pinochet accepte de relâcher un certain nombre de femmes et d’enfants. Elle est libérée mais reçoit l’ordre de quitter le pays.
Le souvenir de son arrivée en France réveille en Gladys Ledezma des émotions contradictoires : "J’étais furieuse de me voir expulsée de mon pays, mais heureuse d’être libre et soulagée de ne plus avoir à me préoccuper de ma sécurité en permanence. Il n’y a pas de mots pour exprimer ce que je ressentais".
Malgré des difficultés pour apprendre le français, elle trouve un travail de femme de ménage, puis d’aide-soignante dans une maison de retraite. Après une formation, elle devient infirmière, une carrière qui l’a passionnée pendant 29 ans jusqu’à sa récente retraite. "Pendant longtemps, j’ai refusé de défaire mes valises complètement. Mais c’était un entre-deux trop incertain. J’ai finalement décidé que je devais accepter de rester en France et faire quelque chose d’utile de ma vie, pour prouver à la dictature qu’elle ne pouvait pas me détruire", explique-t-elle.
Gladys Ledezma espère que le Chili va réellement tourner une page de son histoire en convoquant une Assemblée constituante pour rédiger une nouvelle Constitution. Pour elle, cette étape mènerait à une société plus juste : "La cause pour laquelle nous nous sommes battus est toujours valable aujourd’hui. Nous avons été battus, mais cela ne veut pas dire que nous avions tort. Et nous sommes toujours là pour le dire au monde entier".
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