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"Au Festival d'Avignon, on a besoin de la parole venue d'Afrique"

, envoyée spéciale à Avignon – Il aime parler d'artistes africains plutôt que de "théâtre africain" : le co-directeur du Festival d'Avignon Vincent Baudriller explique son choix de programmer des artistes venus des deux Congo, de Côte d'Ivoire et du Nigeria.

L’édition 2013 du Festival d’Avignon met les pleins phares sur les artistes émergents en Afrique et les nouvelles écritures théâtrales qui s’y créent. Dieudonné Niangouna, artiste associé de la manifestation, et sa pièce "Shéda", donnée dans la vaste carrière de Boulbon, Faustin Linyekula et sa chorégraphie "Drums and Digging", DeLaVallet Bidiefono et son spectacle "Au-Delà", mais aussi le travail de Monika Gintersdorfer et Klunt Klassen sur la Côte d’Ivoire ou de Rimini Protokoll sur les "Lagos Business Angels"…

Cette tonalité africaine marque fortement le dixième et dernier festival aux mains du duo de directeurs, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, qui passeront ensuite la main au prochain directeur, Olivier Py. Entretien.

FRANCE 24 : Pourquoi avoir attendu 2013 pour programmer des auteurs africains, et choisir un artiste associé africain comme Dieudonné Niangouna ?

Vincent Baudriller : Cette ouverture s’est faite dès 2007. Cette année-là, Frédéric Fisbach était artiste associé, et posait la question des écritures. J’ai eu l’intuition que dans certaines villes d’Afrique, il y avait des artistes, des auteurs, qui créaient quelque chose de nouveau, une nouvelle façon d’écrire, de faire du théâtre. Cela a été le déclencheur qui m’a poussé à voyager et à rencontrer des artistes, notamment Dieudonné Niangouna, Faustin Linyekula… En 2007, nous avons donc programmé un spectacle de Niangouna, deux spectacles de Linyekula, et un cycle de lectures. L’histoire s’est alors enclenchée : j’ai réinvité Dieudonné Niangouna en 2009, et il est maintenant artiste associé. Je crois que c’est l’un des plus jeunes artistes associés invité au festival.

L’Afrique n’est pas au cœur du choix, c’est d’abord la rencontre avec un artiste. Dieudonné Niangouna est un artiste, dont la parole, l’écriture, la forme qu’il recherche est vraiment singulière. C’est cela qui m’a touché. Le fait qu’il vienne de Brazzaville ouvre aussi des pistes, et j’ai voulu mettre en résonance le travail de Dieudonné et l’émergence de son écriture nouvelle avec d’autres artistes qui ouvrent aussi de nouvelles portes dans d’autres villes africaines.

De la même manière, j’avais invité en 2004 Thomas Ostermeier, metteur en scène qui vient de Berlin, et mis en résonance, en confrontation, d’autres artistes qui portent l’histoire du théâtre allemand, pour faire un puzzle, des relations qui soient intéressantes à traverser pour les spectateurs d’Avignon.

F24 : Le théâtre européen a besoin de cette confrontation ?

V. B. : Le théâtre européen, comme son public, a toujours besoin de se confronter à quelque chose d’autre. Le théâtre est avant tout une rencontre avec l’altérité, avec la différence. C’est l’expérience d’un spectateur quand il entre dans une salle et voit le monde singulier d’un artiste sur une scène. Faire des croisements, confronter des langages à l’intérieur d’un même festival, c’est ce que j’essaie de faire : entre le théâtre et la danse, entre un théâtre d’écriture et un théâtre d’images aux formes nouvelles. L’ouverture à l’émergence d’une écriture qui vient d’Afrique est nécessaire, parce que je sens qu’ici, à Avignon, on a besoin de cette parole et de cette forme nouvelle pour nourrir les uns et les autres.

F24 : Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement chez Dieudonné Niangouna ?

V. B. : C’est une écriture, une façon de réinventer une langue à partir du français qui est arrivé un jour au Congo, à partir de la langue lari. Dieudonné se dresse pour prendre la parole, qui dépasse le cadre de Brazzaville, qui dépasse le cadre du Congo, et qui a tout à fait sa place ici.

À partir de son écriture, il cherche à exprimer un chaos du monde dans lequel il essaie d’avancer, avec une force, une énergie, une inventivité assez rare. Il dégage une colère mais aussi une force pour construire et avancer. C’est cette double énergie je voulais mettre en avant cette année.

F24 : Dans beaucoup de pièces africaines présentées à Avignon, la politique est en jeu. Est-ce ce qu’il y a de commun entre ces écritures africaines ? Est-ce pour cela que vous les avez choisies ?

V. B. : Parler du monde, de politique, se mettre en colère, je défends cela à Avignon. Et les artistes africains y ont toute leur place parce qu’ils sont sur cette ligne-là. Le théâtre est avant tout un espace de liberté. Une forme artistique artisanale, indépendante, sans enjeu financier important. C’est un des endroits où la parole est la plus libre. Ce que j’aime beaucoup chez Faustin et Dieudonné, c’est qu’ils prennent la parole avec cette liberté. Cela demande beaucoup de courage parce qu’ils ont cette liberté à Brazzaville et à Kisangani [ville du nord de la République démocratique du Congo], dans un contexte difficile. Je suis admiratif de leur force, de leur travail, de leur créativité. Ils travaillent avec très peu de soutiens, donc avec une énergie hors norme pour arriver à produire ce qu’ils produisent. On les a invités pour leur faire profiter de la liberté qu’on a sur les scènes d’Avignon.

Cette liberté a bien sûr un rôle politique. Ce serait important que "Shéda" soit jouée à Brazzaville. Que le spectacle de Faustin puisse se jouer à Kisangani et à Kinshasa. Que l’écho d’Avignon, qui est international, puisse les aider à prendre une parole encore plus libre, et la faire entendre dans leur propre pays. On y travaille ensemble.

Mais si le théâtre a un rôle politique, je ne pense pas pour autant que cela puisse changer le monde, que les pièces de Faustin ou de Dieudonné vont directement bouleverser la situation politique dans leur propre pays. Par contre, elles peuvent aider à prendre conscience à chaque spectateur qu’on peut se dresser, prendre la parole, inventer. Cette force-ci peut faire du bien aux spectateurs européens et aux créateurs d’Avignon, comme elle peut faire du bien aux citoyens et aux artistes du Congo-Kinshasa et du Congo-Brazzaville.

F24 : Comment aidez-vous concrètement ces productions à être jouées dans leur pays ? Vous vous dirigez vers la création d’un "Avignon hors les murs", par exemple ?

V. B. : Ils n'ont pas besoin de nous pour cela ! Dieudonné Niangouna a créé un festival de performance contemporaine à Brazzaville, qui en est déjà à sa huitième édition, "Mantsina sur scène". Le Festival d'Avignon en est d'ailleurs partenaire. On a contribué, l'année dernière, à ce que son spectacle précédent, "Les Inepties volantes", soit joué à Brazzaville. Il y a donc des liens forts qui se créent.

On aide à faire exister concrètement certaines productions. Il y a un travail d’accompagnement en production qui est très important. On a trouvé des moyens financiers avec des partenaires du Festival, avec des théâtres et des institutions en France et en Hollande, pour monter le spectacle "Shéda". Sachant que pour Dieudonné Niangouna, c’était important de partir du territoire d’où il vient. Les répétitions de "Sheda" ont commencé à Brazzaville, au mois de septembre, puis en janvier. Les acteurs, danseurs et musiciens ont ensuite répété en France afin d’avoir les moyens scéniques pour affronter les défis de la grande carrière de Boulbon.