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Crise en Égypte : "Les Frères musulmans ont gâché une occasion historique"

Le renversement du président égyptien Mohamed Morsi par l'armée marque la chute du puissant mouvement islamiste des Frères musulmans. Entretien avec Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabo-musulman, sur l'impact politique de cette éviction.

Le coup d’État qui a renversé le président égyptien Mohamed Morsi, mercredi 3 juillet, a été accueilli par des scènes de liesse sur la place Tahrir le soir même. Cette éviction marque la chute politique du puissant mouvement islamiste des Frères musulmans, qui avait remporté quatre scrutins successifs en s’appuyant sur une implantation de longue date au sein de la société égyptienne. La confrérie a ainsi été décapitée en quelques heures avec les arrestations successives du chef de l’État, du président du parti Liberté et Justice, Saad al-Katatni, ainsi que du chef spirituel des Frères musulmans, Mohamed Badie.

FRANCE 24 s'est entretenu avec Jean-Pierre Filiu, professeur des Universités en Histoire contemporaine du Moyen-Orient à Sciences Po (Paris) et auteur de l'ouvrage "Le Nouveau Moyen-Orient, les peuples à l'heure de la révolution syrienne" et du roman graphique "Le Printemps des Arabes".

FRANCE 24 : Les manifestants qui acclament la chute de Mohamed Morsi affirment que sa destitution marque la fin de l'islamisme politique. Quel effet pensez-vous que ce coup d'État va avoir sur les autres mouvements islamistes dans la région?

Jean-Pierre Filiu: On n’entend plus beaucoup ces derniers jours les soi-disants experts qui nous avaient prédit un "automne islamiste" ou un "hiver intégriste", lesquels apporteraient un point final aux grands soulèvements populaires dans le monde arabe entamés fin 2010. Mais il serait tout aussi erroné de prétendre aujourd’hui que les islamistes sont éliminés définitivement de la scène politique.

De fait, on voit que l’islam n’a rien à voir avec la crise égyptienne : les salafistes ont rallié les manifestations demandant le départ de Mohamed Morsi et les Frères musulmans mettent en avant la "Char’iyya" (légitimité) démocratique du président élu, et non la "Chari’a", la loi islamique, sur laquelle on a tant glosée. C’est du vote populaire que les Frères musulmans se réclament, et non de la loi de Dieu.

F24: Ce coup d'État marque-t-il un retour aux heures sombres de la répression des Frères musulmans sous l'ère Moubarak ?

J-P. F. : Nous sommes face à un processus révolutionnaire qui va de l’avant, et non face à un cycle qui retomberait dans les ornières du passé. Les Frères musulmans vont être tentés de rejouer les épisodes précédents et de se poser en victimes d’une répression débridée.

C’est pourquoi il est crucial de ne pas alimenter leur paranoïa partisane et leur discours victimaire : il est impératif de respecter de manière rigoureuse les droits des militants islamistes comme ceux de tous les militants politiques. La réalité est que la direction des Frères musulmans a gâché une occasion historique qu’elle ne retrouvera jamais plus. La seule solution est pour elle de mener un authentique travail d’autocritique et de tirer les leçons de ce fiasco retentissant.

F24: Comment expliquer que des manifestants qui se présentent comme "libéraux" acclament un coup d'État militaire ?

J-P. F. : Le renversement de Hosni Moubarak, le 11 février 2011, était techniquement un coup d’Etat militaire, d’autant qu’il débouchait sur la prise du pouvoir par la junte du Conseil supérieur des forces armées (CSFA). Il a pourtant été salué en Égypte et dans le monde comme une révolution légitime contre un dictateur honni, renversé sous la pression populaire. À bien des égards, c’est à cela que l’on assiste aujourd’hui, avec la différence majeure que les militaires semblent décidés à remettre rapidement le pouvoir effectif aux civils.

Le peuple égyptien a souffert d’une gestion calamiteuse du pays par les militaires comme par les Frères musulmans. Mais il a prouvé sa détermination à descendre en masses dans la rue pour imposer sa volonté. C’est ce message de la place Tahrir que les militaires égyptiens gagneraient à entendre avant d’être grisés par un pouvoir de circonstance.