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"Au congrès de Kairouan, les salafistes seront tentés de provoquer Ennahda"

Le torchon brûle entre les salafistes et le gouvernement tunisien. Pour le politologue Vincent Geisser, le congrès des djihadistes d'Ansar Al-Charia, prévu dimanche à Kairouan, sera révélateur du rapport de forces entre les deux parties.

Finie l'entente cordiale entre le parti islamiste modéré au pouvoir, Ennahda, et les salafistes tunisiens. Depuis quelques semaines, le ton monte entre les deux mouvements. Le week-end dernier, la police a arraché des tentes que des salafistes avaient installé dans plusieurs villes du pays et d'où ils menaient des activités de prosélytisme.

Dans le même temps, l'armée et la garde nationale sont engagées dans une vaste offensive contre plusieurs dizaines de djihadistes armés retranchés dans le nord-ouest de la Tunisie, près de la frontière algérienne.

La prochaine étape de ce bras de fer est attendue dimanche 19 mai, lorsque Ansar Al-Charia réunira ses partisans à l'occasion de son congrès annuel à Kairouan, au sud de Tunis. Le groupe salafiste a déjà prévenu que le gouvernement serait "responsable de toute goutte de sang qui serait versée" et la police est en état d'alerte. Le chef du groupe djihadiste, Abou Iyadh, a dores et déjà menacé de faire la guerre au gouvernement. "Nos jeunes héros se sont sacrifiés pour la défense de l'islam en Afghanistan, en Irak et en Syrie. Ils n'hésiteront pas à se sacrifier pour leur religion dans le pays de Kairouan", a-t-il prévenu.

Pour Vincent Geisser, spécialiste de la Tunisie et chercheur à l'Institut français du Proche-Orient à Beyrouth, la journée du 19 mai sera une "journée-test". 

Peut-on réellement parler d'un changement de ton d'Ennahda vis-à-vis des salafistes ?

Vincent Geisser : Il y a toujours eu des débats internes au sein d'Ennahda. Avant même les derniers évènements, il existait trois tendances principales. Une première tendance néo-salafiste, qui considère que les salafistes sont des frères qu'il faut intégrer. La deuxième tendance, incarnée par le Premier ministre Ali Larayedh, est hostile aux salafistes : elle ne prône pas la répression violente mais se distancie très largement de cette mouvance. Enfin, il y a la tendance centriste du président d'Ennahda, Rached Ghannouchi. Il critique les salafistes mais considère, pour des raisons historiques et politiques, qu'il n'est pas possible de les réprimer et qu'il vaut mieux les récupérer. Cette tendance était jusqu'ici relativement majoritaire mais on assiste aujourd'hui à un tournant réaliste. La ligne plus répressive du Premier ministre est en train de l'emporter.

Qu'est-ce qui explique ce tournant ?

V. G. : D'abord la dégradation de la situation sécuritaire, avec les menaces de plus en plus fortes des salafistes. Ils se radicalisent, parlent de djihad interne et sont même passés à l'acte en tentant d'occuper l'espace public [en installant des tentes de prédication, NDLR]. Jusqu'à présent, les salafistes ont été un boulet pour Ennahda, accusé de laxisme à leur égard. Aujourd'hui, le parti sait qu'il a une carte à jouer : il peut être tenté d'utiliser la situation pour gagner en crédibilité en durcissant le ton.

Le deuxième facteur, c'est le besoin de légitimité du gouvernement par rapport à ses partenaires étrangers et économiques, tels que le FMI et la Banque mondiale. Le pouvoir doit rassurer ces partenaires traditionnels qui s'interrogent sur les relations qu'entretient Ennahda avec les extrémistes.

Que regroupe la mouvance salafiste tunisienne ?

V. G. : La nébuleuse salafiste a grandit à l'ombre de la dictature de Ben Ali. C'est la transition démocratique qui l'a révélée au grand jour mais elle existait déjà auparavant, même si elle était très méconnue. Cette nébuleuse compte des quiétistes, des salafistes qui ont une rhétorique radicale mais ne prônent pas le passage à l'acte et des djihadistes. À la chute de Ben Ali, les islamistes ont d'ailleurs découvert avec surprise cette réalité-là : ils ont compris qu'il y avait bien un courant djihadiste tunisien, minoritaire mais fort. Que ce n'était pas une simple invention de l'ancien régime. Depuis une dizaine d'années, lors des coups de filets internationaux, on arrête des djihadistes tunisiens.

Tous les salafistes tunisiens ne sont pas djihadistes mais il y a évidemment des liens entre toutes ces mouvances.

Le bras de fer entre Ennahda et les salafistes risque-t-il de dégénerer ?

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"Toutes les polices du pays sont en état d'alerte avant le grand meeting de dimanche"
"Au congrès de Kairouan, les salafistes seront tentés de provoquer Ennahda"

V. G. : La journée de dimanche sera à cet égard un double test. Est-ce que les salafistes seront capables de ne pas dépasser la ligne rouge ? Ils auront la tentation de provoquer le gouvernement, pour le mettre à l'épreuve et voir jusqu'où il ira. Si les salafistes lancent par exemple des appels au meurtre ou à la déstabilisation du pays, le gouvernement devra réprimer. Mais est-ce que le pouvoir sera capable de réprimer sans se laisser piéger, en respectant les libertés fondamentales ? La ligne rouge, pour le gouvernement, c'est qu'il n'y ait pas de sang versé. S'il y a des blessés, des morts, cela va créer un écho extrêmement fort dans le pays. Cela va susciter beaucoup d'émotion et la situation peut dégénérer. Il y a une sensibilité à la répression très forte en Tunisie. Le gouvernement doit avoir conscience que les salafistes rêvent d'avoir des martyrs "intérieurs" pour pouvoir légitimer le djihad interne.

Le pouvoir a donc une faible marge de manœuvre. S'il mettait en prison tous ceux qui lui semblent dangereux, il se le verrait reprocher par l'opposition de gauche, qui le taxe aujourd'hui de laxisme.

Dimanche 19 mai sera donc une journée révélatrice dans un lieu symbolique, Kairouan étant un haut lieu de l'islam.