logo

Drame à Dacca : "Il faut mettre la pression sur les marques occidentales"

Deux entreprises occidentales qui sous-traitaient aux ateliers situés dans l’immeuble Rana Plaza, au Bangladesh, se sont engagées à indemniser les familles des victimes. Un premier pas encourageant, selon une ONG chargée de récolter des fonds.

Cinq jours après l'effondrement de l’immeuble Rana Plaza dans la banlieue de Dacca, au Bangladesh, la marque de textile britannique Primark, filiale d'Associated British Foods, et le groupe canadien de grande distribution Loblaw se sont engagés à indemniser les familles des victimes. Ces annonces ont eu lieu lundi 29 avril, après la comparution du propriétaire de l'immeuble-usine devant un tribunal bangladais, où il a été accueilli aux cris de "Pendez-le !". Le bilan, toujours provisoire, est d’au moins 385 morts et plusieurs centaines de disparus, en grande majorité des femmes employées dans ces ateliers. 

La société britannique a promis une aide à long terme aux enfants qui ont perdu un parent, une aide financière pour les blessés et le paiement d'une indemnité aux familles des victimes. Loblaw, dont une partie de la marque vestimentaire Joe Fresh était fabriquée au Rana Plaza, lui a emboîté le pas en proposant d'indemniser les familles des victimes.

À l’origine de ces indemnisations promises, l’organisation Clean Clothes Campaign (CCC), qui œuvre pour améliorer les conditions de travail des ouvriers des sous-traitants textiles. Depuis la catastrophe, l'ONG fait pression sur les grandes marques occidentales qui sous-traitaient aux ateliers situés sur le lieu du pour récolter un total de 30 millions de dollars - un montant qui correspond, selon CCC, au manque à gagner pour toutes les victimes. Dorothée Kellou, chargée de mission pour Peuple Solidaire, du collectif Éthique sur l’étiquette, membre de l’organisation Clean Clothes Campaign, réagit pour FRANCE 24 à ces annonces.

Deux entreprises s’engagent à indemniser les familles des victimes avant même la tenue d’un procès. Est-ce une victoire ?

Dorothée Kellou : On a du mal à crier victoire, mais c’est un premier pas encourageant. Les négociations sont toujours en cours pour établir le montant exact de ces indemnités. Aujourd’hui, on appelle toutes les autres entreprises concernées par ce drame à également prendre leurs responsabilités en couvrant les frais médicaux d’urgence et en participant à l’indemnisation intégrale des familles des victimes et des travailleurs blessés. Surtout que nous savons qu’il sera très difficile pour la justice bangladaise de poursuivre les entreprises occidentales. Il est donc de notre devoir de leur mettre la pression.

Pour l’instant, notre travail consiste surtout à établir la responsabilité de chacun suite à la catastrophe. Primark a reconnu sa culpabilité. Et ça, c’est une grande première ! On est actuellement en relation avec Carrefour car des étiquettes d’une de leur marque, Tex, ont été retrouvées sur les lieux du drame. On pense que d’autres marques françaises sont également impliquées. Au niveau international, Mango assure n'avoir commandé que des "échantillons". Des étiquettes de Benetton ont également été récupérées sur place mais la marque italienne dément.

L’organisation CCC accuse les marques de "négligence criminelle". Pourquoi ?

D. K. : L’immeuble a été construit sur une zone non constructible et les normes de sécurité n’ont pas été respectées. La veille, des ouvriers avaient constaté des fissures et avaient publiquement fait part de leurs inquiétudes. Suite à une inspection menée par le gouvernement, l’accès au bâtiment avait été interdit aux salariés mais les propriétaires des ateliers de confection n’en auraient pas tenu compte. On estime qu’il est de la responsabilité des grandes marques européennes et internationales de s’enquérir des conditions de travail auprès de leurs fournisseurs étrangers. Ce sont elles, les donneuses d’ordre, celles qui donnent le ton, qui imposent des délais très courts et des prix toujours plus bas.... Il n’y a donc qu’elles qui peuvent améliorer la situation en exigeant des conditions de sécurité suffisantes. Même si leur discours est teinté d’une certaine sensibilité sur la question, les actes ne suivent pas vraiment.

Depuis 2005, le Bangladesh déplore environ 900 morts dans le secteur de l’industrie textile et une longue série de catastrophes : l’effondrement de l’usine Spectrum en 2005 (64 morts et plus de 80 blessés), l’incendie de l’usine Tazreen en novembre (112 morts) et celui de Smart Export en janvier (8 morts). Il est vraiment temps d’y mettre un terme …

Suite au drame de Tazreen en novembre, le gouvernement bangladais a mis en place un comité chargé de se déplacer dans les usines pour s’assurer du respect des normes de sécurité. Qu’en est-il ?

D. K. : Il est vrai que l’Inspection du travail a mis en place un dispositif : 20 agents doivent gérer à eux seuls tout le secteur textile, ce qui représente 5 000 usines et trois millions de travailleurs. Les moyens sont clairement insuffisants. Sans compter les problèmes de corruption car les propriétaires des usines sont plus entendus que les ouvriers. En fait, les politiques manquent cruellement de volonté pour s’attaquer au problème.

Que proposez-vous concrètement ?

D.K. : Nous militons pour qu’un accord sur la sécurité et la prévention des incendies au Bangladesh soit signé par le maximum d'entreprises mais aussi les syndicats locaux et internationaux ainsi que le gouvernement. Ce texte prévoit une inspection indépendante et transparente car pour l’heure, les marques s’appuient sur le Business Social Compliance Initiative (BSCI), un organisme qui vérifie que les normes sociales au sein des entreprises sous-traitantes sont respectées, mais son action reste opaque.

Le BSCI avait récemment mené deux audits dans le bâtiment Rana Plaza mais il ne s’était penché que sur les conditions de travail des salariés. Ainsi, aujourd’hui, un ouvrier gagne 30 centimes d’euro de l’heure, travaille dix heures par jour et six à sept jours par semaine. Il travaille souvent sans masque ni protection malgré les produits chimiques qu’il manie.

L’accord inclut également une formation sur les outils de sécurité  - comme les extincteurs par exemple - ainsi que la création d’un comité de sécurité. Pour l’instant, deux grandes marques l’ont déjà signé : le groupe américain Phillips-Van Heusen (PVH), qui possède notamment Calvin Klein et Tommy Hilfiger, ainsi que le distributeur allemand Tchibo. On en espère d’autres.