Politologue et économiste spécialiste de la Syrie, Jean-Pierre Estival juge que le conflit en cours dans le pays est une revanche prise par une partie de la communauté sunnite contre le pouvoir alaouite et, plus largement, le croissant chiite.
Auteur de "La tragédie syrienne : révolte populaire ou complot international ?" qui vient de paraître aux éditions L’Harmattan, le politologue et économiste français Jean-Pierre Estival analyse la crise syrienne comme une "guerre religieuse" et un "conflit mondial", allant en ce sens à l’encontre des thèses développées dans les pays occidentaux. Selon lui, celle-ci est moins un soulèvement populaire des Syriens que la révolte d’une partie des sunnites contre les alaouites au pouvoir à Damas. Entretien.
FRANCE 24 : Vous défendez la thèse selon laquelle la crise syrienne n’est pas une révolte du peuple syrien contre Bachar al-Assad, mais plutôt une insurrection des fondamentalistes sunnites soutenus par le Qatar et l’Arabie saoudite contre le régime alaouite laïc…
Jean-Pierre Estival : Pour moi, en effet, il s’agit d’une guerre religieuse. Une guerre menée par une partie des sunnites, notamment les Frères musulmans soutenus par le Qatar et les salafistes financés par l’Arabie saoudite, contre le régime alaouite – une branche chiite abhorrée des sunnites – laïc. Pour les sunnites syriens, il s’agit d’une revanche historique saisie à travers une fenêtre de tir inespérée ouverte par le Printemps arabe contre ce qu’ils considèrent comme une usurpation du pouvoir par les alaouites.
En 1982 déjà, les Frères musulmans s’étaient révoltés contre Hafez Al-Assad à Hama (ouest). La riposte avait alors été sanglante. Les alaouites, eux, savourent depuis la prise du pouvoir à Damas par la famille Assad, à l’aube des années 1970, leur revanche contre ces sunnites qui les ont réduits presque à l’état d’esclavage pendant des années. Voilà désormais les sunnites résolus à reprendre le pouvoir avec l’appui des pays du Golfe, mais aussi des Occidentaux.
Est-ce pour ces raisons que vous parlez de "guerre de religion" ?
J.-P. E. : Il s’agit, de fait, d’une guerre de religion. Le Qatar et l’Arabie saoudite ont à cœur d’en finir avec le régime laïc au pouvoir à Damas et d’imposer leur vision de l'islam.
Mais il s’agit aussi, selon moi, d’un conflit mondial dans lequel les puissances occidentales et les pays du Golfe, ainsi que la Turquie, avancent leurs pions en fonction de leurs intérêts. Pour tous ces pays, la crise syrienne est, en définitive, une première étape de la déstabilisation, à terme, du croissant chiite constitué par l’Iran, la Syrie et le Hezbollah libanais.
Le régime de Bachar al-Assad est pourtant considéré comme tyrannique. Pourquoi semblez-vous le défendre ?
J.-P. E. : Je ne défends personne. Je parle simplement d’un pays que j’ai connu et admiré, d’un peuple que j’ai aimé. En Syrie, on peut aisément parler de tyrannie et de répression. Mais il n’y a jamais eu de privation de droits tout court. C’est l’un des rares pays du monde arabe où une vie culturelle plurielle a existé, où beaucoup d’Américains allaient apprendre la langue arabe, où la vie universitaire était sans doute la plus intéressante. Et je ne parle même pas de la médecine syrienne !
Quelle issue voyez-vous à ce conflit ?
J.-P. E. : C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Au sortir de la Première Guerre mondiale, les Français avaient tenté d’imposer de mini-États calqués sur les confessions et les ethnies de la région. Ils ont échoué. Mais pourquoi ne pas tenter cette solution ? Peut-être peut-on même en envisager une à la libanaise, à savoir : partager le pouvoir entre les différentes composantes religieuses de la société.
Mais le plus important, à mes yeux, est que cette crise ne débouche pas sur une division de la Syrie entre des vainqueurs et des vaincus. Car, dans ce cas-là, le pays entrera dans une spirale où chacun voudra se venger de l’autre de façon interminable.