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Keith Haring, un virtuose de la craie devenu militant

Artiste prolifique du street art, contempteur du capitalisme et de la religion, militant homosexuel, Keith Haring a connu le succès dans une Amérique prude, sous l'ère Reagan. Jusqu'au 18 août, Paris lui offre une rétrospective de plus de 250 œuvres.

À Paris, Keith Haring (1958-1990) avait connu précocement la reconnaissance du monde de l'art dès le milieu des années 1980, alors que son œuvre ne faisait qu'éclore à New York. En 2013, deux lieux parisiens ouvrent une vaste rétrospective consacrée à l'artiste du pop art et du street art, dans une exposition conjointe à la hauteur de la profusion de l'artiste : 250 œuvres sont accrochées sur les murs du Musée d'art moderne de Paris et au centre culturel Le Centquatre, jusqu'au 18 août.

S'attachant à un Keith Haring militant, de tous les combats contre le sida, la consommation de masse et la religion oppressante, le nucléaire et la destruction de l'environnement, la double exposition permet de redécouvrir et de comprendre l'artiste, au-delà des bonshommes gais, colorés et sautillants qui ont fait sa notoriété.

La famille new-yorkaise

Keith Haring a vingt ans lorsqu'il quitte sa Pennsylvanie natale où il suivait des études d'art publicitaire à Pittsburgh, pour plonger dans le grand bain de la "Big Apple" en 1978 : New York lui permet d'assumer pleinement son homosexualité et son art, et de se former à la prestigieuse School of Visual Arts.

L'artiste s'empare des espaces publicitaires à fond noir laissés vacants dans le métro new-yorkais, pour y inscrire ses messages avec de la craie blanche. Éphémères, non-signées, réalisées rapidement et à profusion (il y en a eu 5 000), ses œuvres "subway drawings" le rendent populaire et reconnaissable entre tous. Il crée aussi plusieurs œuvres sur les murs des clubs new-yorkais, qu'il fréquente assidûment.

Keith Haring participe à l'ébullition artistique de l'East Village à New York, et y côtoie le graffeur Kenny Scharf, le peintre Jean-Michel Basquiat (à qui il consacre plusieurs œuvres d'hommage), le photographe Tseng Kwong Chi, le chanteur de cabaret John McLaughlin et le street artist Angel Ortiz, avec qui il a longtemps collaboré. Plutôt que d'une école ou d'un courant artistique, la commissaire de l'exposition Odile Burluraux préfère parler de l'"air du temps des années 1980". Haring fait partie des protégés d'Andy Warhol, le pape du pop art. "Warhol était plus âgé, voulait se nourrir des plus jeunes, cela rafraîchissait son imaginaire. En même temps, Haring et Basquiat étaient admiratifs de Warhol et voulaient être reconnus de lui."

De Haring et de Basquiat, le premier était le plus "courageux", selon Odile Burluraux, parce qu'il s'est "confronté à l'espace public". Ce "courage" le mène là où beaucoup le critique : le "pop shop", magasin qui vend T-shirts et autres produits dérivés signés "Keith Haring", créé en 1985 dans le but de démocratiser son œuvre, de le rendre accessible aussi bien à l'enfant du Bronx comme au riche collectionneur, et de casser les élitismes dans l'art. "On lui reprochait de faire de l'art commercial. Mais Warhol l'a beaucoup encouragé. Je crois que Warhol aurait aimé créer ces 'pop shops', dans la continuité du pop art, mais il n'avait pas été jusque là." Là où New York ne le comprend pas, Tokyo s'enthousiasme : le second "pop shop", un container tapissé des graffitis de Haring - exposé au Centquatre à Paris -, rencontre un énorme succès.

Produire vite et beaucoup

Que ce soit dans le métro, sur des bâches en vinyle, ou, par la suite, sur des toiles classiques, l'œuvre de Keith Haring est féconde. Il dessine et peint rapidement, sans esquisse préparatoire. Odile Burluraux se souvient avoir vu Haring s'atteler à une commande pour les festivités du bicentenaire de la révolution française, en 1989, quelques mois avant sa mort en février 1990 des suites du sida.

"Keith Haring est venu à Paris pour réaliser cette bâche qui faisait 28 mètres de long et 11 mètres de haut. C'était immense. Il s'était installé dans un garage. En quelques heures, il a peint un serpent allongé sur toute la longueur, coupé par des hommes-ciseaux. Il l'a exécuté sans dessin préparatoire, sans esquisse, sans rien. Un de ses talents incroyables était cette capacité de traiter n'importe quelle superficie en étant complètement maître du cadre. Ça m'avait beaucoup impressionné", raconte Odile Burluraux, qui rencontre alors l'artiste pour la première fois.

Les obsessions

Sida, capitalisme roi, système religieux, nucléaire : rien ou presque des combats des années 1980 n'échappe à Keith Haring. Artiste engagé, oui, "mais pas militant politique pour autant, comme on peut l'entendre en France", précise Odile Burluraux, "c'est pour cela qu'on a maintenu un titre en anglais, "the political line"".

Le militantisme de Keith Haring passe par Act Up, où il s'engage dès la première heure pour la défense du droit des homosexuels et la communication autour du sida - maladie dont il finit par succomber.

En 1982, très jeune, il fait imprimer 20 000 posters pour une manifestation contre le nucléaire qui avait lieu à New York. Plus tard, il fait la même chose pour une manifestation anti-apartheid. Les affiches que lui commande la ville de New York traitent de l'illétrisme, de la pollution et du sida, de "safe sex" et de préservatif. "Dans une société aussi prude que l'Amérique, il fallait le faire pour aborder ces thèmes", fait remarquer la commissaire de l'exposition.

La religion figure aussi parmi ses grandes obsessions. Élevé dans un milieu pieux et protestant d'un petit village de Pennsylvanie, Keith Haring se confronte régulièrement à son passé. "Il a eu une période 'Jesus freak'", rappelle Odile Burluraux. La salle des "10 commandements", gigantesques fresques peintes aux formats des vitraux d'église, la grande composition du "mariage du ciel et de l'enfer", attestent que le rapport de Keith Haring au système dominant aux États-Unis, le "Great White Way" (colonialisme, capitalisme, religion) qu'il abhorrait, n'est pas si simple.

"La question l'habitait", affirme la commissaire de l'exposition, "il combattait le système religieux mais respectait la foi individuelle". Dans son journal qu'il tient de 1977 à la fin de sa vie, il écrit : "Les chrétiens fondamentalistes et toutes les religions dogmatiques 'de contrôle' sont mauvais. Les idées d’origine sont bonnes. Mais elles sont alambiquées et modifiées..." Keith Haring a ainsi pu dénoncer l'oppression religieuse sans couper le lien avec ses propres parents, qui "ne lui ont jamais contesté ou reproché quoi que ce soit, ni son art, ni ses relations homosexuelles", selon Odile Burluraux.

Keith Haring se révèle bien plus complexe que son trait naïf, ses scènes ludiques et son visage poupin ne le laissent présager. Ses engagements politiques tranchants cachent aussi quelques contradictions. S'insurger contre la société de consommation tout en tirant profit de la commercialisation de son œuvre. Tout un art. Beaucoup le lui reprocheront.