En France, les annonces de fermeture d’usines se multiplient. Sur ces sites industriels en danger, la situation est explosive. Nos reporters ont rencontré des salariés, qui, entre désespoir et colère, sont prêts à tout.
Sophie Bac en est sûre. Le patron s’est dit : ''Ce sont des femmes et en plus elles ne sont pas nombreuses, l’usine va pouvoir fermer en douceur". Cette responsable des achats de Socoval, une usine de textile implantée à Cherbourg en Normandie, est menacée de licenciement. En quinze ans, l’entreprise a connu une dizaine de plans sociaux. Cette fois, la vingtaine de couturières ne compte pas se laisser faire.
"S’entendre dire : "On vous licencie et le gouvernement français va vous prendre en charge’’, pour nous ce n’était pas acceptable. Nous avons décidé de nous battre", poursuit Sophie.
Le 18 mars dernier, cette jeune femme de 34 ans et vingt de ses collègues, âgées en moyenne de 53 ans, décident de séquestrer leur patron, Eros Catalano. Elles le retiennent pendant deux heures dans les locaux de la direction. Depuis, ces femmes en colère occupent leur usine jour et nuit. Elles ont installé leurs matelas dans les bureaux des cadres.
Mais juste à côté, la responsable des ressources humaines, imperturbable, continue de travailler : elle rédige les lettres de licenciement. "C’est la dernière charrette", nous lâche-t-elle, "et cette fois, moi aussi j’en fais partie".
Radicalisation ?
En France, ces plans sociaux bouleversent la vie de milliers de familles. Et certains salariés sont tentés par la violence. Les syndicats ont même du mal à contrôler leur base. C’est le cas chez Goodyear, où les mobilisations contre la fermeture d’un site à Amiens sont régulières depuis six ans.
"Comme en Grèce ou en Espagne, il faut tout casser !", s’énerve Thierry, qui nous prend à témoin lors d’un rassemblement où nous nous sommes rendus, devant le siège de l’entreprise à Rueil-Malmaison. Comme près de 1 200 autres, cet ouvrier est menacé de licenciement. Ce jour-là, la manifestation a dégénéré.
Chez PSA Peugeot Citroën, fleuron de l’industrie automobile française, une minorité de syndicalistes que nous avons rencontrés se sont aussi radicalisés face à la perspective de voir fermer l’usine d’Aulnay-sous-Bois. Depuis le 16 janvier, ils refusent de reprendre le travail, contrairement à la majorité des représentants du personnel, et empêchent leurs collègues de reprendre la production. "On craint un drame…", redoute Tania Sussest, déléguée du syndicat majoritaire de l’entreprise, qui souhaite la reprise du travail.
Les RG en alerte
D’ailleurs, dès le 30 janvier, la sous-direction d’information générale (ex-renseignements généraux) demandait à ses services d’avoir un œil attentif sur les salariés et "d’anticiper les mobilisations et les risques d’incidents".
Dans les trois usines où nous nous sommes rendus, des policiers en civils étaient effectivement présents. À Socoval, l’officier s’entretient tous les jours avec les grévistes. "Ce qui est nouveau et inquiétant, c’est l’ampleur du phénomène", explique-t-il, même si dans la Manche, il ne constate pas de radicalisation.
Pour tenter de calmer la colère des salariés, le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, prône le "Made in France". Il affirme avoir déjà sauvé près de 60 000 emplois qui étaient menacés.
"Le savoir-faire français s’en va"
À Cherbourg, le "Made in France", les couturières y ont cru. Ces petites mains confectionnaient les costumes commandés par les plus grands tailleurs. Elles ont habillé plusieurs présidents de la République, dont Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand.
Et lorsque qu’un soir, elles regardent, sans l’écouter, l’actuel chef de l’Etat parler du chômage sur un plateau de télévision, Elisabeth Lepresle, la plus ancienne d’entre elles, s’exclame : "Est-ce qu’il est au courant François Hollande qu’à Cherbourg, la dernière entreprise française de prêt-à-porter masculin et de sur mesure haut de gamme est en train de fermer ? C’est le savoir-faire français qui s’en va !" L’usine Socoval tournait depuis plus d’un demi-siècle.
Après dix-sept jours de lutte, les couturières ont finalement baissé les bras. Le 3 avril, elles ont levé le camp. Les vingt-six employées sont licenciées. "C’est le clap de fin", lâche l’une d’entre elles, la gorge serrée.